Le Brexit vu d’Irlande
Près de trois ans après le référendum, le Brexit est toujours suspendu comme une épée de Damoclès au-dessus de l’Irlande. La perspective de voir le Royaume-Uni quitter l’Union européenne sans accord laisse planer tous les scénarios pour la verte Erin, de la reprise des violences sectaires à la réunification pacifique de l’île.
«Comme plusieurs, je ne l’avais pas vu venir du tout. J’étais terriblement choquée. Et je ne suis pas quelqu’un qui est facile à choquer.» D’un ton placide, la sénatrice irlandaise Rose Conway-Walsh, du parti nationaliste Sinn Fein, se souvient de sa réaction lors de la victoire du Oui au référendum sur le Brexit, le 23 juin 2016.
Rose Conway-Walsh Crédit: Josie Desmarais/Métro
Née à Londres de parents irlandais, la femme politique de 49 ans est un exemple des liens étroits qui subsistent entre la Grande-Bretagne et son ancienne colonie irlandaise.
Des liens qui pourraient être sacrifiés sur l’autel du Brexit, avec comme principale victime l’Irlande du Nord, seul morceau de l’île toujours rattaché au Royaume-Uni depuis la proclamation de l’indépendance irlandaise en 1922.
La présence des deux États dans l’Union européenne garantissait la libre circulation des biens et des personnes entre les deux pays et avait de facto fait disparaître la frontière de 500 km entre Irlande et Irlande du Nord.
Les accords du Vendredi saint, qui ont mis fin en 1998 aux troubles entre catholiques et protestants en Irlande du Nord, donnent également accès à la citoyenneté irlandaise aux citoyens du Nord qui en font la demande.
Des garanties qui pourraient s’envoler en cas de Brexit sans accord négocié avec l’Union européenne.
«Je ne peux même pas imaginer les conséquences d’un Brexit dur», admet Rose Conway-Walsh, qui était de passage à Montréal à la mi-avril pour rencontrer la communauté irlandaise.
«Je suis certaine qu’il y aurait une forme de désobéissance civile. Les gens du Nord et les citoyens le long de la frontière n’accepteraient pas le retour d’une frontière physique. C’est certain», –Rose Conway-Walsh, sénatrice irlandaise
Actuellement, près de 30 000 personnes franchissent la frontière chaque jour (souvent sans s’en rendre compte) et 36 % des exportations du Nord sont dirigées vers la république d’Irlande.
Après de multiples revers, la première ministre britannique Theresa May a jusqu’au 31 octobre prochain pour faire accepter par le Parlement l’accord de sortie qu’elle a négocié avec Bruxelles,accord qui ne prévoit pas le rétablissement de la frontière.
La chef conservatrice s’accroche toujours à l’idée du backstop, une sorte de filet de sécurité qui permettrait à l’Irlande du Nord de conserver une union douanière avec l’Union européenne.
«Ça voudrait dire que le Royaume-Uni appliquerait les mêmes tarifs douaniers et une grande partie des règlements commerciaux de l’Union européenne», explique Laurie Beaudonnet, professeure adjointe au Département de science politique de l’Université de Montréal.
«Pour qu’il n’y ait pas de Brexit dur, il faudrait presque que le Royaume-Uni ne change pratiquement rien à sa situation commerciale actuelle. Cela représente vraiment un gros problème pour les partisans d’un Brexit dur qui voudraient couper les liens avec l’Europe au maximum.»
Pour ajouter à la complexité de la tâche, Mme May doit aussi traiter avec le DUP, parti unioniste d’Irlande du Nord favorable à un Brexit dur, pour conserver sa majorité en chambre.
Violences ou unité
Le retour d’une frontière pourrait également mettre en péril les accords du Vendredi saint, qui ont mis fin à un conflit de 30 ans ayant fait 3 500 victimes.
La mort récente de la journaliste Lyra McKee, tuée lors de heurts entre les policiers et des dissidents de l’IRA à Londonderry, en Irlande du Nord, est venue rappeler la fragilité relative du processus de paix.
Le retour de la violence est-il à craindre? «Potentiellement, si le Royaume-Uni souffre d’une sortie dure de l’Union européenne, estime Laurie Beaudonnet. Les différentiels économiques ont beaucoup alimenté le conflit en Irlande du Nord. On peut imaginer que pour des générations plus jeunes, qui ont un souvenir moins fort des troubles, ça pourrait réanimer un attrait pour des solutions violentes.»
«Je ne crois pas, tempère de son côté Rose Conway-Walsh. Nous avons un climat politique très différent [des années 1960-1970]. Nous avons maintenant une structure pour discuter de l’unité irlandaise. La vaste majorité des gens, au Nord comme au Sud, comprennent qu’on a des outils pour discuter de justice et d’équité.»
La parlementaire estime toutefois que la crise provoquée par le Brexit ouvre la porte à une éventuelle réunification de l’île, d’autant plus que les Nord-Irlandais ont voté en majorité (56%) pour demeurer dans l’Union européenne.
«L’idée de supprimer la frontière et de rester dans l’union pourrait faire pencher la balance pour certains», Laurie Beaudonnet, du Département de science politique de l’Université de Montréal
«Le Brexit a transformé le contexte politique, estime la sénatrice Conway-Walsh. Des gens qui étaient indifférents quant à la réunification de l’Irlande sont maintenant convaincus de ses bienfaits. Et ceux qui y étaient opposés sont prêts à considérer cette option. Ce n’est plus un rêve lointain. La tenue d’un référendum sur la réunification de l’Irlande [comme le prévoient les accords du Vendredi saint] est une possibilité très réelle au cours des prochaines années.»
«D’une façon purement rationnelle, le rétablissement d’une frontière dure pourrait alimenter la cause républicaine, croit Laurie Beaudonnet. Un autre argument de poids est que, comme l’Écosse, l’Irlande du Nord a majoritairement voté pour rester dans l’Union européenne.»