La diversion des claquettes
Je ne sais pas s’il y a un lien entre le décès du grand peintre Marcel Barbeau, un des signataires du Refus global, et le fait qu’Éric Salvail soit nommé «personnalité culturelle» de l’année 2015 par le journal Métro. Qu’importe; aujourd’hui, la culture est synonyme de showbiz, et l’artiste, synonyme de vedette. On donne des trophées à des «personnalités» avec autant de facilité que Normand Brathwaite lance des piments.
Je me fous de monsieur Salvail en tant qu’individu, c’est ce qu’il représente qui m’intéresse. Il serait facile de simplement critiquer Éric Salvail sans remettre en question la machine qui le propulse au firmament du star-système. Éric Salvail fait très bien ce qu’il propose: une vacuité en costard, politiquement engagée dans un statu quo, capable de danser les claquettes et, au retour de la pause, de faire passer les plus dangereux politiciens pour des «bons gars dans l’fond». Ce qui est agaçant, c’est que cette proposition mièvre et impertinente trouve autant de tribunes pour l’accueillir. Et ce qui est tragique, ce n’est pas ce que fait monsieur Salvail, mais ce sur quoi il fait de l’ombre. Les personnalités, qu’on appelle «nos étoiles», sont plutôt des trous noirs qui aspirent attention, espace médiatique, tribune, admiration et lumière.
De l’autre côté de la galaxie culturelle, la démarche artistique de Marcel Barbeau m’impressionne. Un curieux hasard veut que la veille du décès du peintre sculpteur, j’aie terminé la lecture de l’excellent livre La femme qui fuit, écrit par Anaïs Barbeau-Lavalette, la petite-fille de l’artiste. Une grande partie du livre se déroule justement à l’époque du mouvement automatiste québécois, berceau du Refus global, manifeste contestataire qui se voulait une rupture radicale avec l’époque de la Grande Noirceur. Il est aisé, aujourd’hui, de faire l’apologie de ce manifeste subversif. On se dit qu’Éric Salvail et Maripier Morin l’auraient sans doute signé. Mais les artistes qui l’ont signé jadis ont payé le prix en perdant leur emploi et en étant boycottés du milieu artistique. Rappelons-nous qu’à l’époque, les lois sur la censure de Duplessis étaient sauvages.
Car s’il est une chose pire que la censure, c’est bien de ne pas être assez cultivé pour être subversif, autrement dit, de n’avoir rien à dire. Nul besoin de censure quand on manque d’informations pertinentes. C’est pour cela que de gigantesques empires du divertissement, de Hollywood à TVA, sont mis en place pour décerveler les masses. Et qu’on donne autant d’espace médiatique à des vedettes vides. Les personnalités du showbiz sont les porte-parole et les marionnettes de puissantes machines «culturelles» qui donnent aux gens leur dose quotidienne de «rien à dire». La diversion par le divertissement. À quoi ça sert d’avoir vaincu la censure et d’avoir la liberté d’expression, si on n’a rien à dire? La Grande Noirceur a fait place au follow spot.
Il y a eu le bruit des bottes, le silence des pantoufles, et maintenant, la diversion des souliers à claquettes.