J’aime Canadien
Vous le savez, j’aime Canadien. Mais, lorsqu’on prend cette phrase au pied de la lettre, que veut dire réellement : «J’aime Canadien»?
Est-ce similaire au fait d’affirmer que j’aime le chocolat et que j’ai parfois envie de me bourrer la face dans du chocolat noir 70 %? Est-ce l’équivalent de l’amour que j’éprouve pour le cadre de la photo du philosophe Vladimir Jankélévitch que j’ai dans mon bureau? Est-ce comparable à mon amour, que je qualifierais de consommation et qui risque de me porter un jour acquéreur d’une réplique du masque blanc de Patrick Roy lors de son année recrue? Mieux, veux-je faire l’amour à Canadien?
Le hic, avec l’amour, c’est qu’on sait peu de choses à son égard, sinon qu’il s’agit d’un sujet insaisissable. Un peu comme l’étaient les passes de David Schlemko. Je repose donc la question : que signifie le fait de dire «J’aime Canadien»? Mieux, qu’est-ce que l’amour?
D’abord, certains, tel le sociologue français Francis Wolff dans son ouvrage Il n’y pas d’amour parfait (Fayard, 2016), pensent que l’amour, c’est la fusion improbable de trois tendances opposées : l’amitié, le désir et la passion. Ça me semble un peu pas vrai, car j’ai une amie que je désire passionnément, mais que je n’aime pas. Enfin, c’est une autre histoire.
Ensuite, y’a le bon vieux Emmanuel Levinas, qui disait que l’amour, c’est d’abord être désarçonné. J’aime.
Mais surtout, de l’amour, c’est Vladimir Jankélévitch qui s’approche le plusse d’une définition qui a de l’allure. Et vous allez voir que ça s’applique à mon rapport avec Canadien. Pour lui, l’amour, c’était l’histoire d’un instant éphémère, d’une rencontre improbable, qui s’impose à nous et que l’on cherche à faire perdurer dans le temps. Cela s’avère difficile à première vue, voire impossible, mais au contraire, ça l’est pas pantoute. Suffit de savoir se réinventer.
«Pour faire durer l’amour, il faut espérer non pas la reproduction nostalgique du premier baiser, mais considérer chaque nouveau baiser comme le premier. C’est ainsi que je regarde chaque match de Canadien depuis 1984.»
Pour ma part, j’ai commencé à aimer Canadien un soir de 1984. Je venais de voir Mats Naslund compter un but à la télé et je me disais que je ne pourrais plus jamais aimer Canadien autant que lors de cet instant qui venait de me révéler mon amour à son égard. Or, Jankélévitch, sur l’amour qui dure, est brillant.
Il dit que le premier baiser est toujours en même temps le dernier baiser; autrement dit, chaque baiser est unique. Et pour faire durer l’amour, il faut espérer non pas la reproduction nostalgique de ce baiser – ce serait impossible d’ailleurs –, mais considérer chaque nouveau baiser comme le premier. C’est sa théorie du premier-dernier baiser. C’est ainsi que je regarde chaque match de Canadien depuis 1984. Oui madame.
Mais depuis ce temps, ai-je déjà pu dire à Canadien que je l’aimais, me demandez-vous, sachant que j’ai déjà eu des accréditations pour aller parler à Canadien dans le vestiaire? Non. Car comme le disait Ionesco pour Dieu – et ça s’applique bien à la pensée de Jankélévitch sur l’amour –, l’amour est le seul «pourquoi»… sans «parce que» valable.
Autrement dit, affirmer «J’aime Canadien» reviendrait à dire inutilement du vide, car la raison de l’amour est dans l’amour. Sans compter que pour parler, il faut choisir des mots, ce qui réduit la pensée. Si vous me croyez pas, allez lire Barthes et ses Fragments d’un discours amoureux. Pis, on s’en reparle après, en regardant Canadien.