L’empathie à deux vitesses
Un drame sans nom s’est abattu cette semaine sur une famille d’origine syrienne qui a PERDU SES SEPT ENFANTS dans l’incendie de sa maison d’Halifax. Les majuscules sont utilisées sciemment ici pour amplifier l’émotion, pour éveiller l’empathie, comme si cela devait être nécessaire. Parce que la tragédie n’a visiblement pas atteint le cœur de ces individus qui ont fait le choix, parmi les six options d’émotions suggérées par Facebook, de rire de cette nouvelle insensée. Elle n’a pas non plus rejoint dans leur humanité les personnes qui se sont réjouies de la nouvelle ou qui ont trouvé opportun de faire des blagues de mauvais goût sous sa publication.
Il y a bien sûr la distance symbolique. Les journalistes connaissent bien la règle de proximité, selon laquelle une audience accordera plus ou moins d’importance à une nouvelle en fonction de sa distance avec le sujet. On parle parfois de mort kilométrique pour expliquer le fait qu’une tuerie à Ouagadougou a moins de chance de nous émouvoir qu’un incident mineur à Verdun. Halifax, ce n’est pas la porte à côté, mais sept enfants d’une même famille qui laissent dans le deuil leurs deux parents, ça devrait frapper assez l’imaginaire pour se retrouver en page frontispice de nos journaux.
On peut inclure dans ce phénomène de distance symbolique notre capacité à nous identifier au sujet du drame. Par exemple, deux journalistes ont comparé cette semaine la série Le monstre à Fugueuse, dans lesquelles de «jeunes filles blondes issues de bonnes familles» tombent entre les griffes de prédateurs. Les jeunes filles blondes de bonnes familles ne constituent probablement pas la plus grande proportion de victimes d’exploitation sexuelle ou de violence conjugale, mais elles sont certainement plus douées pour attirer la sympathie des téléspectateurs que les jeunes femmes racisées issues de mauvaises familles. Ou que les familles issues des mauvais pays.
Tout ça n’explique pas le degré de déshumanisation dont on a pu être témoin cette semaine en réaction au décès de sept enfants. «Bye-bye les immigrés», «Désolé pour les enfants mais bin écœuré de payer pour eux moi», «Toute une lignée d’islamiques décimée, du bon boulot, j’aurais pas fait mieux, bon débarras», pouvait-on lire sous la publication de TVA Nouvelles annonçant la mort absurde de sept enfants que le Canada avait accueillis comme réfugiés de guerre.
Ces commentaires sont une minorité parmi la vague de sympathie qu’a également suscitée la nouvelle. Toutefois, ils sont trop nombreux pour parler de cas isolés. Un tel degré de déshumanisation n’intervient pas ainsi par accident. Il se construit dans un climat où des politiciens nient l’existence de l’islamophobie tout en affirmant vouloir privilégier l’immigration européenne, où des chroniqueurs fournissent plus d’empathie aux parents d’un homme qui a tué six musulmans qu’à la communauté éplorée par ces six décès, où des médias n’hésitent pas à alimenter la peur de l’autre avec des titres sensationnalistes.
On n’est pas complètement maîtres de notre connexion émotive à l’actualité, mais si on faisait collectivement l’effort de nourrir un peu plus ce qui nous unit dans notre humanité, il me semble qu’on arriverait à plus de bienveillance pour tous, y compris pour ceux qui en sont venus à se réjouir de la mort de sept enfants.