Jean-Marc Vallée, cinéaste de la complexité humaine
Né à Montréal en 1963, Jean-Marc Vallée a été acclamé et reconnu mondialement pour son approche du cinéma. Il a collaboré avec de grandes vedettes du cinéma américain notamment Jake Gyllenhaal, Reese Witherspoon, Amy Adams et Nicole Kidman. Le cinéaste québécois a également dirigé Emily Blunt dans The Young Victoria en 2009 et Matthew McConaughey dans Dallas Buyers Club en 2013. Quel était son style cinématographique?
ANALYSE – Le décès du réalisateur Jean-Marc Vallée à l’âge de 58 ans, survenu le 25 décembre dernier, a causé une onde de choc au Québec comme à l’international. Son œuvre, acclamée par la critique, met de l’avant plusieurs enjeux tabous et arbore une esthétique particulière qui ont contribué à faire de Vallée un artiste important pour notre époque.
Doctorante en littérature et arts de la scène et de l’écran, mes recherches se situent à l’intersection des études féministes, cinématographiques et télévisuelles. Je m’attarde dans cet article sur le style cinématographique de Jean-Marc Vallée, profondément ancré dans l’empathie.
Une esthétique du dépouillement
Reconnu au Québec depuis son long métrage Liste Noire (1995), c’est C.R.A.Z.Y. (2005) qui a propulsé Vallée à l’international. Si ce drame familial campé dans les années 70 émeut toujours, notamment par la relation père-fils déchirante qui y est dépeinte, c’est une œuvre qui détonne légèrement de la suite. De l’aveu du réalisateur, le film est chargé en effets visuels et en défis techniques qui visaient à démontrer son amour du cinéma.
Dans les films suivants, toutefois, le style évolue: la caméra devient systématiquement portée à l’épaule, même lors de plans plus statiques. Vallée explique en entrevue qu’il envisage le tournage davantage comme une captation, au service du jeu des acteurs et actrices. C’est dans Café de Flore (2011) que Vallée a développé les prémisses de cette manière de procéder, en tournant des dialogues en champ-contrechamp en déplaçant la caméra sans couper l’enregistrement. Cette façon de procéder, empruntée au cinéma direct et au documentaire, permet une mise en scène plus naturelle, où le beau émerge de la simplicité.
Dallas Buyers Club (2013), réalisé avec très peu de moyens, a été l’occasion de légitimer cette technique. Les scènes ont été tournées avec des éclairages naturels, sans projecteurs ni équipement caché derrière la caméra, ce qui permet de filmer en 360 degrés. Avec une caméra portée et une équipe technique très restreinte, la captation peut devenir mobile: la caméra suit le déroulement de la scène au gré des déplacements des acteurs et des actrices qui sont plus libres de leurs mouvements et qui peuvent effectuer davantage de propositions.
Cette méthode démontre que Vallée alloue le plus de temps possible sur ses plateaux non pas à la technique, mais avant tout pour qu’acteurs et actrices puissent jouer avec la caméra, effectuer une sorte de danse qui place le récit en son cœur. En acceptant une part de risque à procéder de la sorte, Jean-Marc Vallée s’écarte des canons et des règles de tournages traditionnels, pour conférer à ses films un caractère plus organique et original.
La beauté dans l’imperfection
Il y a dans Café de Flore une métaphore visuelle représentant à merveille la démarche thématique de Vallée: à quelques reprises dans ce film, le ou la protagoniste s’éloigne de la caméra sans quitter le cadre. La caméra reste en place et le focus se déplace alors sur des figurants et figurantes ayant tous et toutes une trisomie. C’est une figure de style préfigurant sa manière de déplacer le point de vue vers des individus atypiques que l’on tend à reléguer à l’arrière-plan de la société.
Si l’album The Dark Side of the Moon du groupe Pink Floyd a une importance particulière dans les œuvres de Vallée, la symbolique n’est pas anodine: c’est qu’il dévoile le côté sombre de la complexité humaine. Ses films sont comme le prisme de verre réfractant les couleurs de la lumière, ils agissent telle une loupe qui scrute et décortique des réalités aussi atypiques qu’authentiques.
Les rôles-titres de ses œuvres sont systématiquement tenus par des acteurs et actrices au physique célébré par les canons de beauté (Jared Leto, Jake Gyllenhaal, Reese Witherspoon, Vanessa Paradis, etc.), mais Vallée se plait à les transformer et à les mettre au défi, pour plutôt les mettre en valeur par la qualité de leur jeu et par leur capacité à incarner la vulnérabilité et la contradiction.
La filmographie de Vallée met ainsi en scène différents visages de la détresse à travers des individus qui effectuent un voyage initiatique, au sens littéral comme dans Wild (2014), ou figuré comme dans C.R.A.Z.Y et Démolition (2015). Ses protagonistes sont imparfaits et en quête de sens. Ils et elles peuvent avoir noué une relation extraconjugale comme Madeline dans Big Little Lies, ou encore être aux prises avec des problèmes de dépendance comme le cocaïnomane Ron (Dallas Buyers Club) ou la journaliste alcoolique Camille (Sharp Objects, 2018).
Vallée s’attarde à montrer leur humanité dès les premières minutes: ses films et épisodes débutent presque systématiquement avec une respiration, une voix ou un chantonnement, proposant immédiatement au public de faire l’expérience de la subjectivité des personnages. La musique choisie, élément phare de sa filmographie, est d’ailleurs presque toujours intradiégétique, c’est-à-dire que les personnages l’entendent aussi et la font souvent jouer. Le public est ainsi invité à les découvrir autrement, à travers leurs goûts et leurs choix musicaux.
Le cinéma comme acte de communication
Si les films de Vallée émeuvent autant, c’est que le cinéma et la télévision sont pour lui un acte de communication. Dès l’étape du scénario, le cinéaste se montre conscient de son futur lectorat et avoue se soucier de procurer une expérience de lecture agréable. Dès leur mise en mots, les œuvres de Vallée s’inscrivent dans un dialogue entre un émetteur et des récepteurs/réceptrices. Cette vision empathique de la scénarisation prouve que la force du cinéma de Vallée réside avant tout dans l’établissement d’un contact entre plusieurs humanités.
Le souci du public est aussi au centre de ses tournages, où Vallée dit s’assurer de respecter une juste distance physique entre caméra et acteurs (et donc entre personnages et public), de manière à véhiculer la bonne émotion. Quelques acteurs et actrices reviennent d’une œuvre à l’autre ce qui démontre certes des affinités interpersonnelles, mais, surtout, peut procurer à l’auditoire un effet rassurant. Les comédiens Michel Laperrière et Émile Vallée, par exemple, tiennent des rôles similaires dans C.R.A.Z.Y. puis dans Café de Flore, créant un effet de déjà-vu réconfortant pour le public initié qui peut alors tisser des liens entre les différents récits.
Au montage, Vallée crée une couche de sens supplémentaire par l’emploi de brefs flashbacks qui donnent accès aux pensées des personnages et par certains choix conférant aux films un ton parfois plus ironique. Par exemple, dans C.R.A.Z.Y., c’est un passage de l’opéra L’Elisir d’Amore (Donizetti) qui retentit alors que Raymond renverse la table de Noël. Vallée ne semble pas ressentir le besoin de guider son public dans l’émotion, et l’effet dramatique est plutôt accentué par le contraste entre la sauvagerie montrée à l’écran et le caractère digne de la musique choisie. Vallée fait confiance à son auditoire et se plait à lui créer quelques énigmes, à le laisser tirer des conclusions.
Le don du cinéma
La filmographie de Jean-Marc Vallée propose donc au public une expérience complexe de décentrement, tout en créant une cohérence stylistique entre les œuvres. Lors d’une entrevue à Tout le monde en parle en 2013, questionné quant au choix des thèmes abordés, Vallée a répondu en un seul mot: «humanité». Ses films représentent avant tout une ode à la complexité de l’être humain.
En songeant rétrospectivement à sa carrière lors d’une classe de maître, il avoue se considérer comme privilégié et dit espérer que ses récits contribuent à «redonner un peu». Raconter des histoires incarne véritablement, pour Jean-Marc Vallée, une forme de don, certainement au sens de ses aptitudes, mais il s’agit, avant tout, d’un cadeau, d’un legs, d’un échange.
Anne-Sophie Gravel, Doctorante en littérature et arts de la scène et de l’écran (concentration cinéma), Université Laval
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.