La gloire du temps
Chaque mardi, la journaliste et animatrice Julie Laferrière et l’humoriste, animateur et illustrateur Pierre Brassard posent un regard original sur les usagers du transport en commun.
Ligne 55, direction sud. 13 h 50, nous sommes jeudi.
«Je suis désolé, j’ai été retardé. Je serai là dans 10 minutes max!»
J’écoute ce jeune homme qui se tient devant moi, la trentaine à la fois lousse et déterminée. Il termine cette brève conversation en se mordant les lèvres, coupable qu’il est d’être en retard.
Oh, rien de bien grave. Seulement 10 petites minutes, mais qui suffisent malheureusement à ne pas honorer totalement un rendez-vous. J’ai envie de rassurer ce garçon. De lui dire qu’il n’est pas seul sur son île, puisqu’on est une importante tribu à l’habiter. On devrait d’ailleurs plutôt parler d’un archipel.
Idéalement, ce lieu improbable se trouverait dans les Caraïbes. On pourrait y placer nos milliers d’heures perdues en banque, et les faire fructifier pour gagner du temps. Ce qui serait trop beau… et très illégal… Alors comme on est privés de cette option, on court comme des cons.
Pourtant, on fait de gros efforts pour atteindre un rythme de croisière agréable. Cela en réglant notre réveil un quart d’heure à l’avance, en donnant à l’horloge de la cuisine un élan de cinq minutes, sans compter notre montre, dont on fait galoper la trotteuse. Mais peu importe les subterfuges, c’est toujours le temps qui finit par nous mettre en échec.
Et à partir de ce moment, tout nous rappelle notre défaite. Humiliés que nous sommes, nous devenons irascibles et paranos. Une enfilade de feux rouges qui interrompt notre si belle erre d’aller a forcément été programmée juste pour nous écœurer!
Le client devant nous au dépanneur qui valide son billet de loterie et la dame du nettoyeur qui ne trouve pas notre chemisier blanc se sont certainement appelés ce matin, prévoyant se placer sur notre chemin. Chaque obstacle vient mettre en péril notre fragile équilibre.
On traverse les semaines, les mois, puis les années sur une corde raide, avec l’assurance arrogante de pouvoir prendre des risques puisque «grâce» à nos portables, on peut toujours avertir celle ou celui qui nous attend. Mais cette bouée ne nous empêche pas de caler. Et au fond, ce fil qui nous relie à autrui ne tisse pas de filet de sécurité, mais plutôt un cocon dans lequel on finit par étouffer les autres et suffoquer nous-mêmes.
Alors si notre rapport au temps a changé, si notre impertinence nous laisse croire qu’on peut triompher de lui, on n’a qu’à se regarder aller pour convenir qu’on a tout faux. Sauf ces quelques rares fois où l’on arrive à l’heure et glorieux, à la ligne d’arrivée.