Le meilleur des mondes
Le 11 juillet dernier, Gabriel Villeneuve, un étudiant de Concordia, signait dans Le Devoir une lettre touchante illustrant le processus par lequel certain d’entre nous constatons la présence de systèmes de domination reproduisant les inégalités après avoir pris conscience de notre propre oppression. Ce magnifique texte appelait à une déconstruction de ces systèmes d’oppression présents dans une société sexiste, raciste et homophobe. Comme Le Devoir a offert deux droits de réplique à ce texte, je ne crois pas qu’il sera abusif de ma part d’utiliser la tribune qui m’est impartie pour me porter à sa défense.
La première réplique, signée par Sébastien Bilodeau, transforme le texte de Villeneuve en une vision manichéenne qui diviserait le monde entre opprimés et oppresseurs. Ce n’est pourtant pas ce que le texte de Villeneuve implique. Prendre conscience des rapports de domination nous permet de comprendre que dans certaines situations, nous faisons partie des dominants (moi comme blanche, aisée, éduquée, dotée d’un corps fonctionnel, par exemple), et dans d’autres, nous faisons partie des opprimées (Villeneuve en tant qu’homosexuel, notamment). Avec une lecture aussi binaire du texte de Villeneuve, pas étonnant que Bilodeau ait pris l’accusation si personnelle.
Et encore, cette conception du monde n’a rien d’une grille simple dans laquelle il nous suffirait de cocher des cases pour comprendre à quel point nous sommes opprimés. Les systèmes de pouvoir interagissent entre eux de manière complexe et conflictuelle, suivant des dynamiques diverses. Mais rassurez-vous, selon cette lecture, même l’homme blanc hétérosexuel peut trouver sa place parmi les opprimés, bien que l’objectif ne soit pas de concourir à être plus opprimé que son voisin ou de s’autoflageller lorsque nous sommes dotés de privilèges.
Bilodeau termine son texte en accusant Villeneuve de manquer de rigueur, mais il n’a pourtant de leçons de rigueur à donner à personne. Bilodeau donne en exemple le policier qui abat un Noir pour le mettre en opposition avec le Noir qui abat des policiers. Il oublie toutefois de mentionner que les policiers abattent systématiquement plus les Noirs que les Blancs aux États-Unis (3,47 Noirs par million tombent sous les balles des policiers, vs 1,48 Blancs). Il donne aussi comme exemple «la majorité des Afro-Américains victimes de meurtre tombent sous les coups de leurs pairs raciaux», sans mentionner que c’est aussi le cas des Blancs, puisque la société Américaine demeure encore racialement ségréguée et que les gens s’y tuent majoritairement entre personnes de même race.
Son manque de rigueur prend toutefois des proportions gênantes lorsqu’il démontre – j’aurais tendance à dire : à nouveau – une mauvaise compréhension du texte de Villeneuve. Bilodeau affirme que «l’auteur ne fait que séparer les désirs sexuels humains légitimes de ceux qui ne le sont pas» en affirmant avoir déjà «intériorisé le discours homophobe qui différencie “l’homme” de “la tapette”». Bilodeau implique la notion de «désirs sexuels» alors que Villeneuve disait simplement que lorsqu’il intériorisait l’homophobie, «les hommes au comportement plus traditionnellement féminin [l]’énervaient sans raison valable». AUCUNE RÉFÉRENCE SEXUELLE ICI! Je n’aurai pas la mesquinerie d’amalgamer cette tendance à ramener à sa dimension sexuelle tout ce qui concerne les gais à une légère hétéronormativité, mais ce n’est pas la tentation qui manque.
François Doyon et Clyde Paquin reprochent quant à eux à Villeneuve une généralisation excessive, sans se rendre compte qu’ils pêchent eux-mêmes par ce sophisme, notamment lorsqu’ils s’égarent à faire porter tout le fardeau de leurs récriminations au «féminisme de 3e vague», au vocabulaire qu’ils lui attribuent ainsi qu’à «la» théorie du genre. Ces accusations auront tôt fait de convaincre n’importe quel néophyte de ces concepts ayant une dent certaine contre le féminisme et toutes ces affaires-là. Prenons-les un à un.
D’abord, la «troisième vague» du féminisme est une construction floue, basée sur une conception linéaire et erronée de l’évolution de pensée féministe, que discréditent de plus en plus de féministes. Même Judith Butler, considérée par plusieurs comme la figure de proue de cette fameuse vague, en rejette l’étiquette. Qu’à cela ne tienne, les auteurs ne se donnent pas la peine de nous expliquer en quoi exactement consisterait cette troisième vague, que l’on associe généralement, lorsqu’on décide d’utiliser ce concept, à une pensée post-constructiviste, qui interpellerait des notions telles que l’intersectionnalité, l’hétéronormativité et un certain positivisme sexuel. Ils se contentent de l’accuser d’avoir influencé le progressisme en l’affublant de néologismes tels que «check your privilege», «microaggression», «triggering», «safe space», «mansplaining», «manspreading», «manterrupting». Nul besoin pour les auteurs d’expliquer le lien entre la troisième vague et ces expressions, ni même de définir ces expressions – plutôt issues d’une contreculture progressiste américaine et des médias milléniaux tels que Vox ou Mic, que du milieu académique – au-delà du fait qu’elles serviraient à «décrédibiliser ou empêcher toute opposition». Comme si, à l’inverse, la misogynie, le racisme institutionnel ou l’hétéronormativité n’avaient aucun impact sur la prise de parole, la recherche scientifique et le développement de la pensée critique.
Mais le plus drôle, c’est quand les auteurs jettent également le blâme sur «LA» théorie du genre. Étant étudiante à la maîtrise en études féministes, j’aurais tendance à leur demander LAQUELLE?!? Parlent-ils de celle selon laquelle le genre précède le sexe (Delphy), ou celle selon laquelle le sexe serait une construction sociale au même titre que le genre (Butler)? Font-ils référence à la théorie selon laquelle les lesbiennes ne sont pas des femmes (Wittig) ou celle selon laquelle les lesbiennes ne sont pas des femmes même si certaines d’entre elles le sont quand même (Amari)? Celle selon laquelle il y aurait cinq sexes (Fausto-Sterling) ou celles selon lesquelles les personnes trans usurperaient les enjeux féministes (Fraser, Raymond)?
Les théories du genre sont multiples et bien souvent contradictoires. Elles ont donné naissance aux querelles les plus prenantes chez les penseuses féministes. S’il n’y en avait qu’une seule, mon travail de mémoire serait rudement simplifié. Il serait tentant de croire que Doyon et Paquin ont tout simplement pigé leur définition de «la théorie du genre» dans Wikipédia, mais même l’encyclopédie participative fait preuve de plus de rigueur en reconnaissant l’ambigüité autour du terme. Mais de toutes façons, à quoi bon tenir compte de 60 ans d’écrits féministes quand on peut tout bonnement résumer la chose en un ensemble informe et détestable : LA THÉORIE DU GENRE, titre d’épouvante prochainement à l’affiche dans un cinéparc près de chez vous.
Plutôt que d’y voir une critique constructive de la société dans laquelle nous vivons, Doyon et Paquin lisent dans le texte de Villeneuve un appel à l’autoflagellation de l’homme blanc «pécheur». On ne trouve pourtant rien de tel dans le texte de Villeneuve, qui propose plutôt un constat assorti d’un appel à la prise de conscience puis à la déconstruction de ces mécanismes perpétuant les inégalités. Celles-ci, n’en déplaisent aux trois auteurs, sont pourtant bien documentées. On pourrait en nommer plusieurs. Contentons-nous de rappeler en vrac que l’écart salarial demeure au profit des hommes, que la discrimination à l’emploi des personnes racisées a été identifiée, que des centaines de familles se sont retrouvées sans logement le 1er juillet dernier, qu’une proportion démesurée de femmes autochtones ont été portées disparues ou assassinées dans les dernières années, que les jeunes gais, lesbiennes, bisexuel(le)s et trans sont plus susceptibles de faire une tentative de suicide que leurs pairs cis-hétéros. Mais vous allez sûrement dire que les hommes souffrent aussi.
En fait, tout indique que la société dans laquelle nous vivons ne profite pas à tous de manière équitable, et que plusieurs personnes se trouvent indument en situation d’inconfort, parmi lesquelles plusieurs hommes, qui ne se retrouvent pas dans les attentes qu’a la société envers eux. Faut-il à ce titre rappeler les statistiques de suicide que les masculinistes aiment tant brandir pour prouver que les hommes souffrent aussi? Si les inégalités qui touchent les femmes, les minorités sexuelles, les personnes racisées ou les pauvres ne vous émeuvent pas, le taux de suicide trois fois plus élevé chez l’homme que chez la femme ne suffit-il pas à vous convaincre que notre société mérite quelques ajustements?
À la conclusion de Villeneuve selon laquelle nous vivons dans une société sexiste, homophobe et raciste, Doyon et Paquin répondent : «Nous ne sommes pas des zombies dépourvus de jugement, qu’une simple matière malléable que la “société” a moulée à sa guise». En gros, ils lui reprochent de ne pas considérer l’agentivité des individus – leur capacité à penser par eux-mêmes et à agir sur le monde de manière autonome – qui constituent la société, alors que c’est exactement à cette agentivité que Villeneuve fait référence lorsqu’il témoigne de sa propre évolution. Villeneuve ne dit pas que nous ne pouvons pas changer. Au contraire, il dit qu’en prenant conscience de sa propre oppression, il est possible de le faire. Qui plus est, il nous convie à le faire! Mais les auteurs passent à côté de l’occasion qui leur est donnée de prendre acte de ces inégalités et d’agir conséquemment pour qu’elles s’atténuent.
En gros, le texte de Villeneuve choque parce qu’il appelle à une introspection que ses détracteurs se refusent et à un changement du statu quo. Un désir de déconstruction des systèmes d’oppression que Bilodeau associe à de la «mégalomanie». Est-ce à dire qu’il reconnaît que la tâche soit colossale? Non. Dans sa vision binaire du monde, Bilodeau reproche à Villeneuve de souhaiter remplacer le statu quo par quelque chose de mieux qui permettrait aux opprimés de pouvoir fleurir sans entraves. Euh, allo, oui! En effet, ça serait souhaitable!
Le texte de Villeneuve choque aussi parce qu’il a le malheur d’accuser notre société – qu’on se plaît à penser tellement meilleure que les autres – d’être sexiste, raciste et homophobe. Il est étonnant de voir à quel point ses détracteurs semblent prendre la critique personnelle. Pensent-ils vraiment que nous vivons dans le meilleur des mondes où – pour reprendre l’allégorie des Calinours qu’on utilise régulièrement pour discréditer une certaine gauche qui tente d’éviter de tomber dans l’islamophobie – tout le monde serait tout beau et gentil? Visiblement, ce n’est pas le cas. La société est imprégnée de sexisme, de racisme, et d’homophobie. Ça ne veut pas dire que nous sommes tous, en tout temps, 100% racistes, 100% sexistes et 100% homophobes. Ça veut simplement dire que nous pouvons tous collectivement faire mieux. Les gens qui vivent ces oppressions peuvent en témoigner, et le font régulièrement. Pourquoi s’obstiner à ne pas vouloir entendre cette critique constructive, si ce n’est que pour favoriser le maintien du statu quo?