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La traversée d’un journaliste montréalais en Ukraine

Légende: Des soldats inspectent une cargaison comprenant du lait maternisé, des couches et des aliments divers. Photo: Christopher Curtis
Christopher Curtis - The Rover

Cet article est une traduction d’un texte initialement diffusé sur le site The Rover par le journaliste indépendant montréalais Christopher Curtis, qui s’est récemment rendu en Ukraine pour constater l’état de la situation depuis l’invasion russe. Pour lire l’ensemble des reportages de M. Curtis sur le sujet, rendez-vous sur le site de The Rover.


La frontière de l’Ukraine est à la fois belle et fascinante. Elle témoigne de la misère et de la détermination d’un peuple.

Ça m’a coupé le souffle.

Pas d’hyperventilation ou de palpitations cardiaques. Pas de vertiges ou de sueurs froides. Pas le moindre signe avant-coureur.

Je me suis mis à boiter. J’ai essayé de retrouver mon équilibre en me tenant à la voiture, mais je l’ai manqué d’au moins un pied. Ma main a frôlé le rétroviseur et je suis tombé à genoux.

Lorsque vous faites ce travail depuis suffisamment longtemps, vous apprenez que, lorsque vous en avez vraiment besoin, vous pouvez faire taire la partie de vous qui ressent. Mais face à la misère d’une crise de réfugiés par une froide nuit d’hiver, se dissocier ne sert à rien. Imaginez des enfants emmitouflés dans leurs vêtements, pleurant au milieu des bruits des moteurs diesel alors qu’ils fuient une armée qui progresse dans leur pays.

Leurs mères ne peuvent pas les porter davantage car elles marchent depuis des jours. Leurs pères ont tous été mobilisés ou tués. On ne peut pas comprendre tant qu’on n’est pas parmi eux… Assez près pour que l’un des enfants vous remarque et sourie, dévoilant des gencives à la place de ses dents de devant.

Ça provoque en vous une douleur dont vous ne soupçonniez pas l’existence.

«C’est l’Europe, c’est l’avenir pour nous», a dit Andrij en secouant la tête. «Qu’ont-ils fait pour mériter ça ?»

J’ai rencontré Andrij à la frontière, après avoir été refoulé par des gardes qui ne voulaient pas que je conduise une voiture de location en pleine guerre. C’est normal. Désespérant d’arriver à Lviv avant le début du couvre-feu imposé par l’armée, j’ai garé ma voiture dans un relais routier et j’ai demandé à des inconnus de me véhiculer.

Après une heure de refus courtois, j’étais prêt à ce qu’Andrij m’éconduise. Pourtant, j’ai tout fait pour le convaincre.

«Mon ami, j’ai de l’argent américain, de la nourriture, autant de carburant que je peux extraire de mon réservoir et deux caisses de bière allemande. Peux-tu me faire passer la frontière?»

La vente d’alcool a été interdite sur ordre du président Volodymyr Zelensky lorsque l’invasion a commencé. J’ai donc bêtement pensé que la bière allemande pourrait être un atout. Andrij a secoué la tête et a souri.

«Je n’ai pas besoin de ton argent, mec, montre-moi juste tes papiers», a-t-il dit. «Tu as euh… une licence? Une licence de journaliste?»

Nous avons chargé mon matériel sur les caisses de bouteilles d’eau et pris la route vers la frontière.

«Dégagez le ciel»

Plus d’un million de personnes ont quitté l’Ukraine pour fuir les frappes aériennes. Et leur nombre ne cesse d’augmenter.

Chaque jour, des milliers d’autres personnes affluent vers Lviv depuis Kiev et les villes qui bordent la mer Noire. Ce n’est donc pas surprenant que la file d’attente pour sortir du pays puisse durer des jours.

Mais la queue pour entrer en Ukraine a été étonnamment longue dimanche.

Deux soldats bénévoles étaient assis dans une Volkswagen devant moi. Ils portaient des uniformes fabriqués à partir de surplus de l’armée. Un homme avec un treillis mal ajusté et des bottes noires se tenait à côté d’un autre, qui avec des bottes brunes et un jean moulant couleur camouflage. Certains camions transportaient tant de boîtes de conserve que leurs châssis se heurtaient pratiquement à la chaussée. La diaspora est également venue de toute l’Europe occidentale pour chercher ses proches et les emmener en sécurité dans leurs pays d’adoption.

J’ai rencontré un homme, Max, à bord d’une camionnette avec le logo de son école de Tae Kwon Do imprimé sur le côté. Lorsque j’ai essayé de lui demander si je pouvais grimper sur le toit pour prendre une photo de la file, il a accepté mais m’a gentiment tiré le bras.

«Vous êtes journaliste?»

«Oui, monsieur.»

«Il a croisé ses avant-bras, faisant un X.»

«Plus de ciel. Dégagez le ciel. Vous devez le dire.»

Andrij

S’il ne s’agissait que d’une guerre terrestre, l’armée de Poutine aurait été arrêtée dans son élan. Les forces ukrainiennes ont vaincu les chars russes lors des premiers affrontements. Elles les ont piégé avec des lance-roquettes suffisamment puissants pour tuer tous les passagers des véhicules blindés.

L’offensive des chars russes s’est essoufflée dans les immenses prairies ukrainiennes. La neige fondue et la pluie ont transformé le sol en un océan de boue.

Les soldats qui effectuent leur service militaire obligatoire semblaient ne pas savoir pourquoi ils sont en Ukraine. Libèrent-ils le pays des nazis, comme le prétend leur président? S’agit-il d’une mission de maintien de la paix? Pourquoi ne sont-ils pas accueillis comme des sauveurs?

Les frappes aériennes permettent aux forces de Poutine de rester en Ukraine. Elles dépeuplent les villes, tuent des civils et détruisent les infrastructures du pays.

«L’aéroport de ma ville, il a disparu», dit Max en mimant une explosion avec ses mains. «Dégagez le ciel.»

J’ai entendu des gens chanter ces paroles la nuit précédente, lors d’une manifestation dans les rues de Cracovie. Les bombardements de Poutine sur les civils ukrainiens ont été condamnés par l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, mais rien n’indique qu’elle s’engagera dans une guerre armée avec la plus grande armée d’Europe.

Huit tirs de roquettes ont détruit l’aéroport de Vinnytsia, à 270 km au sud-ouest de Kiev. Si elles conquièrent la ville, les forces de Poutine diviseront presque le pays en deux.

Nous essayons de communiquer à l’aide de Google Traduction tandis que Max me conduit calmement durant son trajet de retour. Il a laissé sa femme et ses enfants à Dresde, en Allemagne. Il passe maintenant la frontière avec «quelque chose de tactique». Avant l’invasion, il était entraîneur et dirigeait une école. Les enfants pouvaient y vivre et y étudier tout en pratiquant les arts martiaux.

Il a sorti son téléphone et a fait défiler l’application cryptée Telegram. Deux photos sortent du lot. Sur l’une, un homme pointe ce qui semble être une Kalachnikov de l’ère soviétique vers deux adolescents dont les paumes sont plaquées contre une clôture en acier.

«Ils essaient de faire sauter mon école.»

Cela semble fou, mais il balaie son écran et fait apparaître une deuxième photo montrant ce qu’il dit être un engin explosif improvisé.

Les subterfuges et les attaques par surprise sont des tactiques propres à Poutine, selon l’ancien diplomate ukrainien Olexander Scherba.

Dans son livre paru en 2021, Ukraine vs Darkness, M. Scherba raconte comment des hommes à l’accent moscovite se faisant passer pour des «séparatistes» ukrainiens se sont emparés d’un poste de police dans la ville de Kramatorsk, il y a huit ans.

Dans une vidéo filmée par des journalistes locaux, l’un des séparatistes demande à quelqu’un de reculer jusqu’au porebrik (un terme argotique moscovite pour désigner un trottoir). Des hommes armés qui portent des uniformes militaires verts prennent alors d’assaut un bâtiment. En l’espace de quelques jours, la zone a été envahie par les forces spéciales russes, marquant le début de l’invasion de la Crimée et du Donbas en 2014.

Une vidéo de l’incident est devenue virale. Max dit que cela a créé un climat de paranoïa. Avant de venir en Ukraine, on m’a prévenu de toujours avoir ma carte de presse à portée de main et de ne pas sortir après le couvre-feu afin de ne pas être pris pour un «provocateur».

«Sois prudent aux points de contrôle», m’a prévenu ma fixeuse, Anna. «Leur travail est de te demander tes papiers, le tien est d’être poli et de ne pas faire de mouvements brusques.»

Un jour et demi d’attente

Ça fait mal de voir ça.

Andrij et moi avons attendu à quelques mètres des agents des douanes.

«Regarde!», dit-il en montrant la longue file de réfugiés. «Ils ont attendu un jour et demi pour arriver ici.»

«Où est-ce qu’ils dorment?», ai-je demandé.

«Ils ne dorment pas.»

La mère et la sœur d’Andrij ont fui la Crimée et se sont dirigées vers l’ouest, deux jours auparavant. Elles avaient essayé d’émigrer au début de la guerre en 2014, en demeurant chez des proches aux Pays-Bas. Leur demande de statut de réfugié a été refusée. Les Néerlandais les ont renvoyées dans la zone de guerre.

«Tu vois? Seulement des femmes et des enfants, pas d’hommes», a déclaré Andrij.

«Les hommes doivent tous se battre?»

«Se battre ou être bénévoles.»

C’était un spectacle déchirant.

Une enfant se tient au bout du bras de sa mère, qui se dépêche de monter dans un bus pour la Pologne. L’autre main de la fillette tient une poupée. Un bébé a été transporté dans des toilettes portatives pour qu’on lui change sa couche, alors que les températures descendaient en dessous de zéro degré. Les enfants portaient de jolies petites tenues: des bonnets avec des oreilles de louveteaux, des leggings roses avec des chiots dessinés dessus et des écharpes si longues qu’elles traînaient sur le trottoir.

Je ne peux pas imaginer comment quelqu’un pourrait leur expliquer cela. Certains avaient l’air terrifié. D’autres souriaient comme si tout cela n’était qu’une aventure. Ils ne retourneront peut-être jamais chez eux. Ou s’ils le font, ce sera peut-être en tant que visiteurs, redécouvrant le pays de leur jeunesse, parlant ukrainien avec un accent parce qu’ils n’auront eu que leurs parents pour le pratiquer pendant des années.

Andrij vit à Lviv avec sa femme et ses deux fils. Ils ont huit et douze ans. Il fait partie d’une équipe de quatre bénévoles qui font des allers-retours entre la Pologne et l’Ukraine. Je lui demande ce dont les Ukrainiens ont le plus besoin en ce moment.

«De nourriture? D’eau? De fournitures médicales?»

«De la paix. Nous avons besoin de paix.»

Après avoir passé une série de points de contrôle, il m’a déposé à une station-service de l’autre côté.

Je lui devais tellement, mais il ne voulait pas que je le paie d’une quelconque façon. Alors je lui ai donné une broche avec les drapeaux canadien et ukrainien entrelacés. Nous nous sommes enlacés et il m’a confié à son associé Nazar.

Affamer Kiev

Nazar et moi avons à peu près le même âge et nos filles sont presque nées le même jour. 

Marta est née le 26 septembre et la mienne, le 25. Bien sûr, ma fille n’a que cinq mois, tandis que la sienne est à l’école primaire.

«Comment est-elle?», ai-je demandé. «Est-ce qu’elle aime le sport? Les livres? Quel genre d’enfant est-elle?»

Il a souri.

«Une semaine, c’est le dessin, le dessin, le dessin et la suivante, ça peut-être la danse pendant quelques mois», a-t-il dit. «Elle a reçu un ukulélé pour son anniversaire. Elle aime ça mais je pense que ça va passer. C’est une bonne enfant.»

Nous avons roulé vers les villages qui bordent la frontière. Nous sommes passés devant un convoi de réfugiés qui s’étendait sur des kilomètres.

«Cette guerre, nous perdons beaucoup de gens», a-t-il dit. «Pas seulement des soldats, mais notre peuple. Notre avenir. Ils sont là.»

Il a montré du doigt la fenêtre.

Une fois le convoi derrière nous, le van de Nazar a emprunté les routes sinueuses de l’Ukraine rurale. Des villages sans la moindre lumière allumée, des stations-service et des mini-marchés avec des palettes de matériaux de construction à l’avant, des fortifications de sacs de sable empilées sur chaque pont.

La partie occidentale de l’Ukraine est encore relativement sûre. Le centre de l’offensive de Poutine se situe le long de la mer Noire, au sud, et fait une boucle autour de Kiev, à environ 540 kilomètres à l’est de Lviv.

Le deuxième jour de l’invasion, le bureau de Nazar à Kiev a été détruit par des tirs de roquettes. Il vend des camions fabriqués en Allemagne à des entreprises ukrainiennes. Il passe des semaines à Kiev avant de retrouver sa femme et Marta les fins de semaine.

«Ce n’est pas comme si je pouvais vendre des camions en ce moment, alors je dois aider», a-t-il déclaré. «Je ne pense pas que je ferais un bon soldat. Mais j’ai une grande expérience en matière d’organisation, de logistique.»

Bien qu’il ait un visage aimable, Nazar est petit avec des épaules solides et des jambes épaisses. Qu’il soit un bon soldat ou non, je n’aimerais pas me battre contre lui.

Nazar

Chaque jour depuis l’explosion de son bureau, Nazar coordonne les approvisionnements vers la Pologne ainsi que le retour. Il part avant que Marta ne se réveille pour aller à l’école et revient longtemps après qu’elle se soit couchée.

«Je l’embrasse pendant qu’elle dort», dit-il. «La nuit dernière, Andrij et moi avons dormi quatre heures. J’arriverai peut-être à six heures si je suis trop fatigué, mais je dois aider.»

On pense que la guerre est quelque chose que des hommes armés se font entre eux. Quelque chose qui se gagne ou se perd sur un champ de bataille lointain. En réalité, il faut une armée de travailleurs pour approvisionner le front en nourriture, en eau et en matériel, et un autre groupe pour maintenir les routes intactes. En réalité, la guerre, ce sont des enfants qui grelottent aux abords d’un poste frontière.

Sinon, pourquoi les Russes essaieraient-ils d’encercler Kiev, si ce n’est pour l’affamer? Aussi brutales que soient les bombes, la famine n’est pas une partie de plaisir.

Nazar, qui a 39 ans, a passé les huit premières années de sa vie sous l’occupation soviétique. Il était enfant, donc il a beaucoup de souvenirs heureux. Mais comme tous les enfants ukrainiens pendant les années communistes, tous ses cours étaient en russe.

«Tu parlais russe avec tes parents?»

«Jamais.»

Il explique qu’après l’Holodomor (lorsque les politiques de collecte forcée de Staline ont affamé des millions d’Ukrainiens), les Soviétiques ont fait venir des travailleurs de tout l’empire pour occuper les meilleurs emplois dans les régions industrielles de l’Ukraine. En plus d’avoir été le grenier à blé de la Russie, l’Ukraine était également son centre manufacturier.

Dans son livre, M. Scherba raconte qu’on lui a appris que l’ukrainien était une langue de paysan et que parler russe était le seul moyen d’avoir un avenir en Union soviétique. Mais lorsque les Ukrainiens ont commencé à s’affirmer dans les années 1980, il a redécouvert sa langue maternelle avec fierté.

«Nous devons être fiers de parler ukrainien», a déclaré Nazar. «C’est notre langue, c’est quelque chose que nous devons apprécier. C’est ce que nous sommes.»

Nous sommes arrivés au premier vrai poste de contrôle, à l’extérieur de Lviv.

Cinq hommes se tenaient autour d’un feu de baril, entouré d’hérissons tchèques [obstacles anti-chars en acier], de barrières en béton, de toilettes portatives et d’un centre de commandement vert mat. En raison de la loi martiale, il est interdit aux journalistes de photographier les postes de contrôle ou les soldats sans l’autorisation de l’armée.

Un homme moustachu d’une cinquantaine d’années a vérifié nos documents et nous a laissé passer. En sortant, nous sommes passés devant une statue de la Vierge Marie portant une auréole vert fluo. L’Ukraine est le berceau de la foi orthodoxe russe. Contrairement à l’Europe occidentale, la plupart de ses habitants sont encore des chrétiens pratiquants.

Nazar et Andrij se sont mobilisés pour moi, un étranger qui ne connaît que deux mots ukrainiens: oui (tak) et merci (que je ne sais pas épeler mais qui se prononce DIAK-yu).

Puisque j’étais pressé d’arriver à mon hôtel, je n’avais pas remarqué ce que Nazar transportait à l’arrière de sa camionnette. Lorsque j’ai récupéré mes bagages dans son camion, j’ai vu des sacs de couchage, des boîtes en carton et une poupée portant une salopette rose.

Ça m’a coupé le souffle.


Christopher Curtis s’est entretenu avec Métro à son retour à Montréal. Pour voir ce qu’il avait à raconter, cliquez ici ou visionnez la vidéo ci-bas.

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