C’est ben de valeur
Il est de ces matins où tu ouvres les yeux sans savoir qu’après ta toast, on parlera de toi dans le journal. T’es pourtant pas l’ami du cousin de la petite blonde du rouquin qui a filmé la grosse fumée noire dans le ciel de Fort McMurray, et nulle dinde sauvage n’a défoncé ta porte-patio alors que tu regardais l’étrange émission spéciale sur Céline sur ton couch. Toi, tu fais la une parce que tu viens de perdre ta job.
Ti-mousse et toi, ça ne gambadera plus (ni ne trottinera). C’est ce qu’ont apparemment vécu les cochers du Vieux-Montréal sans préavis ni trompettes, ce mercredi. C’est certes terrible; apprendre à la va-vite, sans détails ni fauteuil pour accuser le coup avec une boisson chaude, que tu perds ton gagne-pain devant Coderre qui envoie des sourires lilas au peuple rassuré.
Je ne doute pas une seule vesse du choc. Le stress de perdre son boulot; la colère; le désarroi en pensant à Ti-Mousse et ses belles cuisses. Je ne suis pas cochère (j’entends déjà les milliers de bras tomber des épaules de ces festivaliers qui faisaient à l’instant la file à ma porte pour faire le tour du pâté de maisons abriés d’une peau de carcajou); je ne saisis pas toutes les réalités de la profession. C’est pourquoi je saisis fort mal comment, malgré les bienveillantes propositions de refuges et de bonnes gens prêtes à accueillir les chevaux pour la prochaine année, plusieurs envisagent tout de même conduire leur bête à l’abattoir pour une triste poignée de piastres. Leur compagnon de vie, comme ils disent. Sale temps pour la compagnie.
Mais ce que je saisis encore moins (seigneur; je saisis SI PEU DE CHOSES), c’est ce fameux «symbole» scandé tous azimuts comme La Marseillaise. Cette nostalgie-7up qui roucoule au fond du discours de plusieurs, depuis deux jours: «On perd un beau symbole du Vieux-Montréal, c’est de valeur! C’est tellement beau, les calèches.» Ciiiiboulette. Si la poésie d’un cheval qui mange sa moulée entre deux exhaust de char dans une chaudière «strappée» au visage en chiant dans une pochette pendant qu’il tire une famille chinoise venue apprécier les charmes discrets des pays nordiques vous berce le patrimoine, eh bien ma foi, vous devez être ému rare devant une canisse de sirop d’érable. Vous savez, ce divin produit qui, véritable symbole mondial du savoir-faire québécois, continue tout de même à être mis en marché dans une vacillante conserve de métal qu’on ouvre en y sacrant un coup de tournevis ou avec notre dent unique (un franc coup de tête suffit). La calèche viendrait-elle soudain de déloger les Rocheuses? Vous réveilliez-vous vraiment, la nuitte, pour rêvasser à la poésie d’une jument qui fait son stop?
Au diable l’épuisement de la bête, ce pare-chocs qu’elle se prenait parfois aux jarrets ou sa mort imminente; ce qui te peine, au fond, Cécile, c’est la désormais défunte vision du passage d’un cheval avec un pot de fleurs sur la noix pendant que tu sirotais ton Starbucks à la pause-cigare. Et ça, c’est vrai que c’est de valeur.
La bise.