Fredy Villanueva, dix ans après: La longue guérison de Montréal-Nord
Alors que le quartier du Nord-Est s’apprête à commémorer les dix ans de la mort de Fredy Villanueva, la plaie causée par cet événement tragique n’est toujours pas pleinement cicatrisée. Malgré les plans d’action économiques et sociaux, la confiance demeure fragile entre citoyens et institutions.
Le 9 août 2008, dans le stationnement du parc Henri-Bourassa, un jeune de 18 ans est atteint mortellement par les balles d’un policier lors d’une intervention qui dégénère. La nouvelle se répand dans les rues; la réaction est explosive.
Roberson Berlus était travailleur de rue à l’époque. «C’était une colère généralisée. Toutes communautés confondues, tous âges confondus, les gens étaient dans la rue pour prendre part à la contestation. C’était une action de revendication et non une action purement violente», raconte-t-il.
Durant la soirée du 10 août, la tension monte avec les forces de l’ordre. Des véhicules sont brûlés et une policière est atteinte à la jambe par des tirs. Si le Québec est abasourdi par ce déchaînement, Roberson Berlus le voyait venir.
«Chaque année il y avait de l’escalade avec les policiers. Les jeunes réagissaient de plus en plus et on s’attendait à ce que ça explose», se souvient le travailleur de rue.
Évolution lente
En trame de fond de ce ras-le-bol: pauvreté, chômage et décrochage scolaire.
En 2013, dans son rapport sur la mort de Fredy Villanueva, le coroner André Perreault plaide pour la mise en place d’un «plan d’action relatif à la lutte à la pauvreté et à l’exclusion sociale».
En mars 2017, l’arrondissement lance son plan Priorité Jeunesse; en 2018, c’est le plan d’aménagement pour revitaliser le quartier Nord-Est. «Pour nous c’est un gros morceau du plan recommandé par le coroner. Ce sont des initiatives qui ont un impact fort et on sent qu’il y a une dynamique collective dans le quartier», se félicite la mairesse Christine Black.
Plusieurs acteurs communautaires saluent aussi ces intentions. «C’est malheureux, mais cela nous a donné l’opportunité de faire une remise en question. C’est le jour et la nuit dans nos relations avec la police et avec le milieu politique», souligne Brunilda Reyes, cofondatrice des Fourchettes de l’Espoir, un organisme d’aide aux démunis.
«Les gens de Montréal-Nord se considèrent comme des victimes, mais ils se sentent traités comme des coupables»
Roberson Berlus, travailleur communautaire à Montréal-Nord.
Malgré tout, la défavorisation perdure. Selon les données des recensements de 2006 et 2016, le taux de chômage de 12,4% n’a que peu évolué et reste nettement au-dessus de la moyenne montréalaise (9%). Par ailleurs, 25% des mineurs vivent dans des ménages à faible revenu contre 17% dans l’agglomération. Le bilan est encore moins bon dans le secteur du Nord-Est où une personne sur deux est sans emploi.
«On n’arrive pas encore à agir sur les problématiques de fond. Il faut régler ces disparités sociales et finir avec cette fragmentation qui fait que la population se voit comme un ensemble de groupes issus de l’immigration. Il faut arrêter de voir des barrières, car ce sont des richesses», analyse Eduardo Gonzalez Castillo, anthropologue social à l’Université d’Ottawa qui a mené plusieurs études sur le quartier.
Cette approche est aussi encouragée par plusieurs groupes d’action nés à la suite des émeutes de 2008. Cofondateur du mouvement Montréal-Nord Républik, Will Prosper reconnaît des efforts, mais estime qu’il faut plus d’investissements.
«Les gens prennent enfin conscience du message qu’on lançait il y a dix ans. On aimerait être dans un sprint, mais on est dans un long marathon et on ne sait pas combien de temps il va durer, car les problèmes sont profonds», explique-t-il.
La mairesse Black reconnaît que ce processus prend du temps. «Les besoins sont immenses et on a besoin de plus, que ce soit dans des projets économiques ou sociaux, pour avoir un impact à long terme. Les investissements sont là à tous les niveaux», appuie-t-elle.
Sécurité fragile
Profilage racial, stigmatisation, répression; dans un quartier au carrefour des vagues d’immigration, où les affrontements liés à la délinquance sont récurrents, la réponse sécuritaire est trop souvent perçue comme une provocation.
Dans son rapport, le coroner André Perreault avait recommandé que les policiers nord-montréalais soient formés «à l’intervention auprès de personnes issues de minorités ethnoculturelles».
Le poste de quartier (PDQ) 39 assure que ce travail a été mené et évoque plusieurs actions de proximité pour démystifier le rôle du policier. Un poste d’agente sociocommunautaire a également été créé pour faire de la médiation, de la formation et du conseil auprès du corps policier et de la population.
«On est satisfaits. Cela se passe bien dans la grande majorité. Il y a encore certains jeunes adultes qui ont des craintes, donc il faut continuer à briser cette perception que la police est là pour de mauvaises raisons», estime Miguël Alston, le commandant du PDQ 39.
«Tant que les problèmes sociaux existent, le problème de violence va exister. S’occuper des problèmes sociaux est la solution pour désamorcer la délinquance»
Brunilda Reyes, cofondatrice des Fourchettes de l’Espoir.
Pourtant, les tensions ne sont jamais bien loin de la surface. En 2016, le quartier est à nouveau secoué par des émeutes dans la foulée de la mort de Bony Jean-Pierre, décédé après avoir été atteint par un projectile lors d’une intervention antidrogue.
«Si la police ne nous dit pas qu’ils prennent des mesures et si on n’a pas de données claires sur le profilage racial, comment faire confiance? L’affaire Bony Jean-Pierre a fait ressortir qu’il n’y avait pas eu tant d’améliorations. S’il y a un endroit où ça n’aurait jamais dû se produire, c’est à Montréal-Nord», précise Will Prosper, évoquant une «relation brisée» entre les jeunes et les patrouilleurs.
Eduardo Gonzalez Castillo souligne plutôt des incompréhensions. «D’un côté il y a la persistance d’inégalités sociales et de l’autre, il y a une approche de la gouvernance urbaine en Amérique du Nord qui met l’accent sur la sécurité au lieu de s’attaquer à la pauvreté. Cela fait que la plupart des jeunes ont une certaine méfiance», estime l’anthropologue social.
C’est une réalité que confirme Daphney Joseph, membre du Staff Lapierre, un groupe de jeunes adultes nord-montréalais qui tente de faire entendre les voix du quartier par des projets vidéo.
«Ça a changé, mais le problème de confiance est toujours là. À cause de la mort de Fredy Villanueva, il y a toujours une méfiance, même s’ils prennent plus le temps de parler et qu’ils restent plus calmes».
Stéphane Lecault, un autre membre de ce groupe, voit tout de même des améliorations. «On dirait qu’ils ont fait un pas en arrière. Tant que les policiers ne sont pas baveux, ils vont se faire respecter.»
Le commandant Alston affirme que le corps policier va intensifier son effort de transparence. Un plan de prévention du profilage racial sera dévoilé prochainement pour faciliter encore le dialogue.
C’est précisément pour encourager ce dialogue que l’arrondissement aménage en ce moment un lieu de commémoration nommée la place de l’Espoir. Elle ne fera toutefois aucune mention de Fredy Villanueva. Preuve que la cicatrice peine à se refermer, les positions divergent encore sur cet hommage jugé par certains insuffisant et par d’autres inutile. Même si le quartier va de l’avant, la guérison sera vraisemblablement longue à Montréal-Nord.
La chronologie de l’affaire Villanueva
– 9 août 2008 en début de soirée: Fredy Villanueva et son frère Dany retrouvent des amis au parc Henri-Bourassa. |