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Patates frites et prison

Photo du chroniqueur Frédéric Bérard avec titre de sa chronique, In libro veritas
Photo: Métro

Une heure du mat. À l’instar de la plupart des soirs de son existence, Eugene Atsu Anati complète son quart de travail à l’usine et prend, conformément à son habitude, l’autobus 215, direction Côte-Vertu. À l’arrêt, l’idée lui vient de se rendre au A&W, histoire d’y ramasser un burger.

Il commande son truc, le paie, l’obtient. Sur le point de sortir de resto, il lance un œil sur le contenu du sac, et réalise l’absence ou presque de frites. Il vire de bord, retourne au comptoir et requiert son dû aux deux employés présents. Banale affaire, me direz-vous. Indubitable, sous réserve toutefois de ceci : dans une société où le racisme systémique gangrène justement le système, chaque geste ou opération insignifiante peut, dans le pire des cas, en appeler à la catastrophe.  Comme ici. 

Les employés en question refusent de lui rajouter sa portion de frites. Le ton monte. Rien à faire. Il exige alors un remboursement. On l’envoie paître :

-Notre caisse est fermée, rien à faire…

-Arrêtez de déconner, vous venez tout juste de l’ouvrir devant moi.

-Rien à faire, va au diable. 

Il vire de bord, furax, et emporte son lunch à l’extérieur. Il marche le long du trottoir, penaud, et aperçoit une voiture du SPVM arriver à toute vitesse. On l’arrête aussitôt, menottes et tout le tralala. 

-Ça va pas la tête?! 

-On a reçu une plainte pour vol qualifié…

-Quoi?!? Mais je n’ai pas d’armes sur moi! Et je n’ai rien volé du tout, j’ai payé mon truc, c’est quoi cette connerie?

On le traîne ensuite au poste de police le plus près, où on le détient jusqu’à 9 heures le lendemain. Il a beau plaider son innocence, gueuler qu’il n’a rien volé du tout, encore moins de manière armée, rien à faire. Il réalise ensuite que lors de son arrestation, il a laissé tomber au sol le sac de A&W, lequel contenait…la facture. Trop tard. 

-Où m’emmenez-vous? 

-Là, on s’en va à Bordeaux.

-Vous vous foutez de ma gueule?

La réponse? Non. Parce qu’une détention de 8 heures au poste de police ne pouvait apparemment suffire, la prison de Bordeaux, maintenant. Un bon 12 heures. Au petit burger les grands moyens, faut croire.  

On l’accusera incessamment de vol qualifié, fondé sur le témoignage des deux employés. Un gros, sinon énorme, hic : ces mêmes témoignages souffrent d’une contradiction majeure. L’un dit qu’il a sauté par-dessus le comptoir pour piquer le contenu de la caisse, l’autre affirme plutôt qu’il a pris le temps de le contourner. Autre chose : l’accusé n’a pas un rond en poche lors de son arrestation. Enfin, quant à l’arme nécessaire à la commission d’un vol qualifié, on la cherche encore. Au propre et figuré. 

Un flash, par contre, heureusement : demander à la Couronne de fournir la preuve par caméra de l’altercation. Celle-ci demande au proprio du A&W les enregistrements en question. Neuf mois d’attente. Neuf mois où, ce Ghanéen d’origine devenu Québécois depuis bientôt trente ans, diplômé comme machiniste du Centre de formation professionnelle de Rosemont, sans casier judiciaire, fidèle employé et citoyen-fantôme, stresse sa vie. Parce qu’il affronte une justice absurde. Celle où le fait de d’exiger sa part de frites lui aura fait passer du temps en taule. Celle où le mensonge de deux commis pourrait l’amener à en faire davantage.

L’absurde comporte toutefois, elle aussi, certaines limites : faute du proprio de pouvoir transmettre les bandes-vidéos, la Couronne abandonne, neuf mois après-coup, les accusations.

Dans notre entrevue Zoom, Eugene me regarde d’un air catastrophé, celui d’un gars qui essaie encore de comprendre ce qui vient de se produire. 

Son avocat, Me Yeboah, est plus incisif : 

-Le délai de prescription pour poursuivre le SPVM est échu, mais pas celui afférent au resto et ses employés. M’en occupe personnellement.

Et il a l’air sérieux, les amis…

Morale de l’histoire? Dans une société où un racisme systémique fait insidieusement rage, prière de ne jamais s’obstiner pour une vulgaire poignée de patates frites. À moins, on l’imagine, d’être Blanc. 

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