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Voici pourquoi les travailleuses sociales et les infirmières désertent massivement leurs professions

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Photo: Getty Images
Karine Croteau - La Conversation

Alors que l’Institut de recherche et d’information socio-économique publie une étude sur les effets de la pandémie sur le milieu communautaire, on s’intéresse aux raisons qui font que les travailleuses sociales et les infirmières abandonnent leur profession avec Karine Croteau, professeure à l’École de service social de l’Université d’Ottawa.

ANALYSE – Depuis le début de la pandémie, les travailleuses sociales et les infirmières sont nombreuses à quitter leurs professions.

Du côté des travailleuses sociales qui œuvrent en protection de l’enfance, 10 % de départs ont été enregistrés depuis septembre 2020 dans certaines régions. Des données obtenues auprès de 20 des 22 CISSS et CIUSSS du Québec révèlent également que 4000 infirmières ont démissionné de leur poste dans le réseau public depuis le début de la pandémie, soit 43 % de plus que l’année d’avant.

Parmi ces professionnelles, se trouvent également des mères submergées par les vagues successives de la crise sanitaire. Devant le fardeau que représentent la conciliation travail-famille et les exigences souvent invisibles du travail de soin (care), certaines ont été forcées de jeter l’éponge.

À quoi ressemblerait le Québec de demain sans l’apport et l’engagement de ces professionnelles? Sommes-nous prêts à risquer le pari?

Je suis travailleuse sociale et professeure à l’École de service social de l’Université d’Ottawa dans le domaine enfance-famille. En octobre 2020, j’ai contracté la Covid-19, entrée chez nous via l’école de mes fils.

Jusque-là, j’avais réussi à maintenir le statu quo quotidien, à jongler avec l’école à la maison (dans une région comme l’Outaouais, fortement touchée par la troisième vague), l’enseignement universitaire à distance, les imprévus et inquiétudes face à la pandémie, les tâches domestiques, et les soins aux membres de ma famille qui, sans exception, ont passé tour à tour dans le tordeur du virus. Mais soudain, j’ai pris conscience de l’impossibilité de voir à tout. Il me fallait, comme plusieurs, faire des choix en contexte pandémique.

La charité à quel prix?

Les femmes comptent parmi les plus durement touchées par la crise actuelle. Bien que pour certaines, le télétravail semble à première vue offrir plus de flexibilité, nombreuses sont celles qui ont mis en péril leur santé physique et psychologique. Elles ont dû faire l’école à la maison, maintenir ou quitter leur emploi. Entre le surmenage domestique, les conditions de travail parfois précaires, le temps supplémentaire obligatoire, et le stress omniprésent, plusieurs se sentent fragilisées et au bord du gouffre, comme en font foi de nombreux témoignages, notamment du personnel de la santé et des services sociaux.

À travers le monde, certaines infirmières font état de grande détresse, voire de syndrome de stress post-traumatique.

Au Québec, la charité bien ordonnée commence par les femmes, alors que plus de 80 % d’entre elles occupent les professions inhérentes aux soins de santé et aux services sociaux. Plus souvent au front en première ligne, les femmes comptent pour 60 % des cas de coronavirus répertoriés par l’INSPQ.

Le travail du soin (care) est généralement réalisé dans l’ombre et est invisible. De ce fait, les contributions des proches aidantes, des mères, ou des travailleuses communautaires ne sont pas significativement reconnues par l’État. Il en est de même en ce qui a trait aux professionnelles des soins de santé et des services sociaux. Plus d’une dizaine d’années de pratique comme travailleuse sociale me permettent de témoigner qu’œuvrer en première ligne au mieux-être des enfants, des familles, et des populations marginalisées, n’est pas valorisé à juste titre dans notre société.

Traumatismes par procuration

Il est extrêmement exigeant d’assister et d’intervenir auprès de gens malades et souffrants. Les traumatismes vicariants, ou traumatismes par procuration, auxquels les professionnelles des soins de santé et services sociaux s’exposent, façonnent l’âme pour toujours, créent des plaies et laissent des fissures et cicatrices au passage. Parfois témoins de l’indescriptible, d’autres de la détresse humaine inédite, les professionnelles du domaine doivent faire preuve d’humanité et de compassion qu’il faut éviter de réduire à l’œuvre charitable.

Mon expérience clinique a notamment mis en lumière que personne n’est à l’abri des contrecoups. À n’importe quel moment, la santé mentale peut basculer, le corps peut refuser d’avancer, et l’environnement peut s’effriter, jusqu’à devenir hostile. La pandémie accroît ces risques alors que les individus et familles sont éprouvés et ont du mal à trouver un sens au quotidien. Le rôle essentiel des travailleuses sociales et des infirmières vise à analyser et comprendre la complexité des déterminants de la santé et à contribuer sur le terrain à l’amélioration des conditions de vie des individus, des familles et des sociétés.

L’exode des anges-gardiennes

Devant l’ampleur de l’hécatombe causée par la pandémie, force est de constater que les contributions des anges-gardiennes sont plus que nécessaires au rétablissement post-pandémique de la société. Plus que jamais, au moment où les filets sociaux et réseaux de soins s’effritent, les travailleuses sociales et les infirmières sont indispensables au mieux-être et à la santé biopsychosociale des populations.

Le moment semble tout désigné pour faire valoir #UnQuébecDigneDuFéminHumainAussi. Il urge de valoriser et reconnaître équitablement leurs apports. L’avenir de la société québécoise en est tributaire. Revoir l’échelle des priorités de la société et investir dans le #CapitalFéminhumain représente l’unique plan de relève post-pandémique réaliste.

Dans ce registre, il est impératif de réfléchir à ces professionnelles qui désertent actuellement leurs professions. Honorer les anges-gardiennes et les couvrir d’éloges et remerciements, c’est bien. Valoriser leurs contributions par des gestes concrets et reconnaître leur expertise en leur garantissant des conditions de travail décentes auxquelles elles ont droit, c’est encore mieux.

Panser le Québec de demain

Tout porte à croire que le Québec de demain ne pourra se relever sans l’engagement des travailleuses sociales et des infirmières. Pourquoi alors ne pas prendre acte, d’ores et déjà, en leur signifiant que leur apport à la société compte ? Mieux encore, pourquoi ne pas faire du #CapitalFeminhumain une priorité de société ?

N’avons-nous pas là, sous nos yeux, toutes preuves fondées de l’urgence de prioriser les enfants, les familles, et leur environnement d’abord, au détriment de tout le reste ?

En définitive, les mesures prises par décrets et arrêtés ministériels face à l’état d’urgence sanitaire s’inscrivent dans un régime juridique exceptionnel et ne peuvent être instrumentalisées ou servir de brèches à de potentielles dérives dans les discussions entre l’État et les professionnelles relativement à leurs conditions de travail.

Les choix politiques et sociaux actuels doivent passer par une réelle valorisation et reconnaissance du travail des femmes dans les professions de soins de santé et services sociaux.

Karine Croteau, T.S.I, Ph.D, Professeure à l’École de service social de l’Université d’Ottawa, L’Université d’Ottawa/University of Ottawa

La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation.

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