Décrochage de la population aux mesures sanitaires: une Santé publique plus autonome est nécessaire
À l’arrivée de la pandémie de COVID-19, la plupart des décideurs politiques ont été contraints de prendre des décisions rapides pour les populations concernées, et ce, dans l’incertitude. La situation est tellement complexe que les solutions proposées génèrent souvent une multitude d’autres problèmes. Face à ces incertitudes, la présence d’institutions neutres et autonomes semble essentielle. La Santé publique peut-elle jouer ce rôle?
ANALYSE – Certains problèmes sociopolitiques sont tellement complexes que la recherche les appelle «wicked problems». Ils se distinguent non seulement par une grande complexité, mais également par un haut niveau d’incertitude (pensez au réchauffement climatique). Cela a pour conséquence de rendre extrêmement difficile pour les décideurs politiques de trouver une solution efficace et consensuelle qui puisse les résoudre définitivement.
La pandémie de Covid-19 en fait partie.
Prenez pour exemple la solution qu’incarne la vaccination. Celle-ci provoque en elle-même un nouveau problème qui vient de s’exprimer bruyamment à Ottawa, avec le siège des camionneurs, puis à Québec, lors d’une manifestation samedi: bien que majoritaire, l’adhésion à la vaccination n’est pas consensuelle et implique (on le voit) des considérations idéologiques. À cela s’ajoutent les implications des variants sur l’efficacité de cette solution.
En bref, face à ce type de problème, les solutions génèrent souvent en elles-mêmes une multitude d’autres problèmes. Traduire le concept de «wicked problem» par «maudit problème» ne serait donc pas de trop.
Doctorant en science politique spécialisé dans l’utilisation de la science dans les politiques publiques et l’administration, je m’intéresse précisément à la manière dont les gouvernements cherchent à solutionner de tels problèmes. Face aux incertitudes qu’ils génèrent, la présence d’institutions apparaissant comme neutres et autonomes est essentielle. La Santé publique devrait jouer ce rôle. Mais le peut-elle?
Peut-on résoudre un «maudit problème»?
Par définition, il est extrêmement difficile de résoudre un « maudit problème ». Le réchauffement climatique le montre bien. Il reste cependant possible de mieux les gérer et de tenter de limiter les coûts sociaux, économiques et surtout humains qui en découlent.
Dans un récent article, le professeur en politiques publiques environnementales Graeme Auld affirme que face à ce type de problème, les systèmes politiques devraient être dotés «d’institutions thermostatiques». En d’autres termes d’institutions capables de s’adapter, tel un thermostat, aux changements de leur environnement afin de mener à bien certains objectifs primordiaux comme la vaccination ou le respect des mesures sanitaires.
Concrètement, cela veut dire que les institutions doivent être assez robustes pour résister aux pressions de court terme afin de pouvoir réaliser des objectifs indispensables sur le long terme (comme dans le cas du réchauffement climatique). Une institution affaiblie, critiquée, ou délégitimée a en effet moins de chances de réussir sur le temps long.
Par conséquent, la durabilité et l’autonomie des institutions sont essentielles. Or, ce sont justement ces éléments qui semblent manquer, alors que la fatigue s’est emparée de toute la société québécoise. Et ces derniers mois, cette fatigue coïncide précisément avec les difficultés d’une institution centrale dans la lutte contre la Covid-19 : la Santé publique.
Couvre-feu «maudit» et transparence
Comment garantir la durabilité des institutions? D’une part, faire preuve de davantage de transparence dans les décisions prises. L’imposition au Québec d’un deuxième couvre-feu en moins d’un an, en décembre, le montre: une mesure opaque et peu transparente a très peu de chances de passer l’épreuve de la durabilité et risque d’entamer durement le capital confiance du gouvernement et de la Santé publique avec lui.
En effet, la démonstration scientifique de l’efficacité de cette mesure exceptionnelle n’a pas été solidement établie. Pire, on a appris que la santé publique de Montréal s’était opposée à l’imposition d’un couvre-feu. Des résultats préliminaires d’une étude que je réalise sur le premier couvre-feu montrent que lors des conférences de presse, c’est François Legault (fonction politique) qui justifie le plus la mesure comparativement à Horacio Arruda (fonction scientifique). Dans ces conditions, la Santé publique fait difficilement valoir son autonomie.
Résultat: la diminution de l’adhésion aux mesures (désormais constatée) peut apparaitre comme une conséquence naturelle et malheureusement contre-productive. Pour exemple, le score d’adhésion aux mesures sanitaires de l’INSPQ est plus de 10 points en-dessous de ce qu’il était il y a un an (51 % fin janvier 2021 contre 39 % aujourd’hui). Selon un récent sondage Léger, le consensus autour de François Legault face à la Covid-19 s’est fissuré (94 % de satisfaits en mars 2020 contre 65 % aujourd’hui). La question des institutions «thermostatiques» se pose donc légitimement si l’on souhaite en finir avec ce «maudit problème», d’autant plus après les récents événements autour de la vaccination.
Une santé publique plus autonome est nécessaire
Davantage d’autonomie pour la Santé publique permettrait d’éviter de colorer politiquement l’expertise. Autrement dit, une baisse du soutien envers le premier ministre ne devrait pas être dommageable pour la Santé publique. C’est pourtant ce qu’il semble s’être passé en janvier avec la démission du Directeur de la Santé publique Horacio Arruda, alors même que son poste n’est ni politique, ni électif.
Il est donc important de faire de la Santé publique une institution plus autonome afin qu’elle puisse mieux s’adapter aux contextes difficiles et faire avant tout prévaloir son expertise. C’est ce qu’a également conseillé le Collège des médecins récemment.
Bien qu’il l’ait fait à son corps défendant, le gouvernement semble aujourd’hui l’avoir compris. Le nouveau directeur de la Santé publique, Luc Boileau, a refusé de prendre position sur la «taxe des non-vaccinés». Ses conférences sont désormais indépendantes du gouvernement, ce qu’a salué le Scientifique en chef du Québec, Rémi Quirion, qui estimait «qu’une certaine confusion s’est créée au fil des mois sur les raisons qui motivent la gestion de la pandémie de Covid-19 et des mesures sanitaires. Est-ce que c’est vraiment l’avis des experts, ou c’est le politique qui entre? C’est difficile à démêler, des fois».
Des évolutions fragiles
Un pas semble donc avoir été franchi vers la création d’une «institution thermostatique» en offrant davantage d’autonomie, ou plutôt de place (ne nous précipitons pas) à la Santé publique. Ceci ouvre en effet la possibilité d’une gestion moins exposée à la personnalisation politique (surtout avec les élections qui s’en viennent) et aux dangers que la politisation implique dans la lutte contre la pandémie.
Le recul de la semaine passée sur la «contribution santé» des non-vaccinés est à ce titre un pas de plus pour préserver la Santé publique d’une politisation excessive et dommageable dans le récent contexte de contestations.
Cependant, ce pas reste fragile: les recommandations de la Santé publique et le processus décisionnel demeurent opaques, alors que la transparence permettrait de renforcer la démocratie tout en incluant la population. Ceci pourrait également permettre de faire reculer les mouvements anti-vaccinaux et celui des camionneurs, lequel demeure soutenu par un tiers de la population selon un sondage du 7 février.
En effet, leur seul argument raisonnablement tenable reste celui de l’opacité gouvernementale. Et qui sait, ceci pourrait peut-être nous aider à régler une bonne fois pour toutes ce «maudit problème».
Antoine Lemor, Political science PhD candidate and lecturer, Université de Montréal
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.