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Le sourire de Jacques

Il est toujours là. Au pied du pont Jaques-Cartier, à cet endroit précis où les rues Ontario et De Lorimier jouent du coude. Il s’appelle Jacques. Hormis ce que mon imagination me laisse croire, à part son prénom et son incontestable statut de sans-abri, je ne sais absolument rien de lui. Fidèle au poste sur son coin de rue, en été comme en hiver, au printemps comme en automne, il brasse des sous dans un gobelet en carton qui a vraisemblablement été ramassé dans une poubelle. Notre ami n’étant pas du genre à être invité dans les 5 à 7, ses verres, il les prend là où il le peut.

Donc, il s’appelle Jacques et chaque nouvelle nuée de bagnoles arraisonnées par le feu rouge lui procure sa part d’espoir et son lot de déceptions. En attendant que la lumière ne vire au vert, il fait du slalom entre les voitures avec une certaine agilité en agitant sa tirelire de fortune. Des gens le voient, d’autres font semblant que non. Quelques-uns descendent parfois leur vitre juste assez pour lui donner de la monnaie. Il arrive même qu’il reçoive des piasses en papier. Que les officiers de l’impôt se calment tout de suite, ça n’arrive pas souvent. En fait la plupart du temps, quand la parade se remet en branle, on ne lui a rien donné. Ça ne semble même pas l’étonner. Un gars doit s’habituer à voir la richesse des autres lui passer sous le nez.

Jacques a beau toujours être là, parfois, je me demande s’il est «tout là» justement. C’est son éternel sourire édenté qui me trouble. Comment faire pour sourire quand on en est rendu là? D’où vient cet homme? Quel âge a-t-il? A-t-il de la famille, des enfants? Le soir venu, quand il se planque je ne sais où, il mange quoi? D’ailleurs, mange-t-il?  À sa grosseur, rien n’est moins certain.

Il y en a combien qui voudraient en finir avec la vie si, un jour, elle les jetait ainsi à la rue? Lui, on dirait qu’il est passé à un autre niveau. Vêtu de son épais manteau bleu dont il se défait toujours un peu trop tard en avril, Jacques est là et attend. Quand le beau temps arrive, il change de kit pour une camisole et un short beaucoup trop grand pour lui. Vous l’aurez deviné, il n’y a que son sourire, cet éternel sourire qui fasse partie de sa collection hiver-été. Quand il nous regarde, toute la bonté du monde nous arrive du fin fond du bleu clair de ses yeux. Et toute la douceur de l’homme s’entend quand il nous demande : «Eille, le grand, comment ça va aujourd’hui?». Parce que c’est lui qui s’informe de l’humeur des autres. Dans ces moments-là, ses doigts tatoués tout croche prennent une pause et son gobelet devient silencieux.

Y’a pas un thérapeute au monde qui sait aller «là où ça fait du bien» autant que lui. Ni personne qui est capable de vous remettre la réalité devant la face. Pas la sienne, la vôtre. À chaque jour, on se demande si Jacques – l’homme au passé plus que mystérieux et à l’avenir encore plus incertain – sera là le lendemain. Quand il y est, on prend ça comme un cadeau. JE prends ça comme un cadeau.

Dans le conclave incontournable de chaque jour nouveau, c’est immanquablement ma rencontre avec Jacques qui m’inspire le plus. Sans même en douter une maudite seconde. Y’a des sources de bonheur qui arrivent d’on ne sait où…

Les opinions exprimées dans cette tribune ne sont pas nécessairement celles de Métro.

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