L’art visuel d’Eve Tagny pour guérir collectivement de 2020
Dans l’exposition collaborative La machine qui enseignait des airs aux oiseaux, présentée au MAC, l’artiste montréalaise Eve Tagny poursuit son exploration du deuil en élargissant sa démarche aux deuils collectifs qui ont marqué la dernière année.
Le Musée d’art contemporain de Montréal a offert à 34 jeunes artistes un espace dans le cadre de sa nouvelle exposition. Chaque œuvre présentée évoque l’inscription du langage dans les corps, les gestes et la matière.
En arrivant à l’installation multidisciplinaire d’Eve Tagny nommée Gestures for a Mnemonic Garden (Gestes pour un jardin mnémonique), on se sent immédiatement comme dans un sanctuaire. Des escaliers en terreau et garnis de fleurs fraîches, des objets symboliques et une arche en rideau invitent les visiteurs au recueillement et à la commémoration.
«Avec toute l’année qui s’est passée, je voulais me concentrer sur le deuil qui s’ancre dans le corps au centre d’une démarche de guérison, de renouveau», explique l’artiste.
Avec le nombre limité de visiteurs, on peut apprécier son installation en toute tranquillité, notamment ses trois vidéos nommées Spring, Summer et Fall. Suivant le cycle des saisons, on y voit Eve Tagny en compagnie d’artistes de performance poser des gestes corporels qui incarnent le rituel et la solidarité.
Ces gestes filmés en extérieur symbolisent le cheminement du deuil et de la guérison, sous toutes leurs formes, en harmonie avec les cycles de la nature. Pour l’artiste, ces deuils sont autant personnels que collectifs.
«Oui, il y a la pandémie, mais aussi tout le contexte de Black Lives Matter, la vague de dénonciation… On a vécu un été tellement chargé et tellement drainant émotivement. Tout ça s’est vraiment ancré dans les gestes qu’on posait.»
Si le rendu de ses performances inspire la résilience et le renouveau, le processus de création de ces vidéos a été tout aussi bénéfique pour l’artiste.
«Nos pratiques étaient comme une heure de thérapie de groupe, dit-elle en riant à propos des rencontres hebdomadaires pour préparer ces performances. C’était tellement chargé. Sans que ce soit prévu, naturellement, on avait tellement de choses à déballer. Je pense que tout ça est venu habiter les vidéos.»
Dans une des vidéos, on voit Eve Tagny et d’autres femmes déplacer et poser des pierres dans une carrière. Des gestes qui ont aussi une portée environnementale. «La carrière est un paysage dénaturé qui est très esthétique. Mais derrière cette beauté, il y a toute la complexité de notre rapport à la nature», avance-t-elle.
Eve Tagny a longuement réfléchi au titre de son installation, Gestes pour un jardin mnémonique. «Ce titre réfère à l’idée du deuil et du trauma, à tous les legs et l’histoire dont on hérite et qu’on porte en nous, explique-t-elle. Le jardin est un lieu intéressant pour observer le deuil et pouvoir le réaligner dans un processus continu.»
«Quand on traverse un deuil ou un trauma, on vit un arrêt abrupt de notre cycle normal de fonctionnement. On a besoin de se réaligner. Le cycle saisonnier est une force immuable qui démontre des façons de se réaligner.» -Eve Tagny, à propos de l’essence de sa création
En y réfléchissant à voix haute, l’artiste revient sur le mouvement BLM. «Ça me parle beaucoup. À la base, je travaille avec des personnes racisées pour avoir une même compréhension de ce que c’est de porter ces corps. Ce sont des poids qu’on porte tous les jours, dit-elle. Dans cet espace de jardin fictif qu’on se crée, qu’on se donne, on travaille en relation à se défaire des legs négatifs, ou de ces poids, pour créer de nouveaux futurs plus durables, qui viennent remédier aux difficultés.»
Mauvaises herbes
En plus de son installation au MAC qui est sa première exposition en musée, Eve Tagny présente actuellement l’œuvre numérique What is a weed? à la galerie Leonard & Bina Ellen, créée avec l’artiste sud-africaine Io Makandal.
Ce projet numérique propose une réflexion fort intéressante sur le symbolisme des mauvaises herbes. Dans une approche multidisciplinaire alliant poésie, photographie, vidéos et performances, les deux artistes explorent la filiation entre les mauvaises herbes, la marginalité, le colonialisme, l’environnement et la survie.
Encore une fois, le lieu du jardin sert de repère à l’artiste pour réfléchir différemment à des enjeux historiques, sociaux et politiques. «Pour moi, ces lieux sont des portes d’entrée auxquelles on ne pense pas nécessairement tous les jours, mais qu’on tient pour acquises», dit-elle.
Les mauvaises herbes, considérées comme des nuisances, illustrent parfaitement son propos. «Ça faisait longtemps que je pensais aux mauvaises herbes, je sentais une affinité personnelle entre l’idée d’un indésirable et de quelqu’un qui ne se sent pas à sa place, ou qui se fait dire qu’il n’est pas à sa place.»
La machine qui enseignait des airs aux oiseaux
Au MAC jusqu’au 25 avril
What is a weed?
En ligne à la galerie Leonard & Bina Ellen jusqu’au 16 mai