Je ressens, donc je suis
LETTRE OUVERTE – Au tout début des années 1990, l’essayiste français Philippe Muray faisait publier L’Empire du Bien, une courte, mais redoutable charge à l’endroit de ce qu’il nommait « la dictature du prêt-à-penser et de la bienveillance ». Pour cet intellectuel, qui disparaîtrait une quinzaine d’années plus tard à seulement 60 ans, les populations des sociétés occidentales étaient déjà à l’époque sous « l’emprise » de la bien-pensance, celle-ci administrée par une nouvelle génération de pharisiens « convaincu[s] de se trouver […] en état de grâce, donc justifié [s] d’intervenir dans la vie des autres à tour de bras. »
Depuis que nous avons appris que le Canadien de Montréal remerciera la Nation Mohawk « pour leur hospitalité sur le territoire traditionnel et non cédé » à chaque partie disputée à domicile, un fantasme se fait très insistant : imaginer ce qu’un Philippe Muray, encore vivant aujourd’hui, aurait pu penser d’une aussi cinglante transgression des conventions du réel au nom de la vertu. C’est que déjà dans les années 1990, l’auteur ne cachait pas son épuisement devant le règne du ressentiment et allait jusqu’à écrire que c’était « une grande infortune que de vivre en des temps si abominables. »
Décidemment, cet homme a quitté notre monde avant le déluge.
Sommes-nous vraiment rendus à accorder de la légitimité à n’importe quel canular si ce n’est que parce qu’il se déploie au nom du « Bien » ?
Qu’il soit question de la théorie du racisme systémique, présentée par certains esprits condescendants comme un phénomène se passant d’exposé puisqu’elle serait observable à l’œil nu, ou de l’idée non documentée selon laquelle Montréal constitue un territoire autochtone non cédé, nous sommes à chaque fois en mesure de constater la subordination de la vérité à la loi devenue suprême du ressentiment.
Près de 400 ans après le « Je pense, donc je suis » de Descartes, sommes-nous rendus au « Je ressens, donc je suis » ?
En effet, la mascarade est telle que des entreprises pourtant largement épiées, comme le Canadien de Montréal, se permettent de prendre des positions aussi retentissantes sans aucune autre considération que pour la poursuite du spectacle du « Bien ». Et ce même si le motif de ce processus, celui du « respect des liens avec le passé », convoque par conséquent l’intervention d’un historien.
Comment se fait-il d’ailleurs que les historiens – quand ce ne sont pas les sociologues – ne sont plus admis depuis quelques années à de telles concertations ? Comment se fait-il qu’ils ne soient aujourd’hui assignés qu’à des fonctions de commentateurs déçus, et ce, toujours après les faits ? Les chercheurs se seraient-ils recyclés en nettoyeurs après sinistres ?
Il est grand temps que notre société restitue une certaine forme de hiérarchie du savoir et que la persévérance des chercheurs soit reconnue. Dans ce processus de vérité et de réconciliation, une démonstration cette fois sincère d’empathie oblige qu’intervienne entre les communautés un climat d’intégrité. Celui-ci doit impérativement être entériné par l’épreuve des faits. Sinon, tout sera bientôt à recommencer.