La banalisation de la mort…durant la pandémie
LETTRE OUVERTE – C’est par pur hasard que j’ai abouti dans le domaine du service à la clientèle ; dans le domaine de la vente plus précisément. Il m’est arrivé de changer de boulot, mais je n’ai jamais été tenté par autre chose que par ce domaine ; le rapport humain m’était précieux. Moi, assis derrière un bureau !? Non, merci !
J’ai dessiné ma carrière avec un modus operandi bien simple.Je quittais seulement mon emploi après avoir accompli un cycle. Pour beaucoup de salariés, ce même changement est déterminé soit par le nombre d’années de service, soit par l’âge ou par le besoin d’accomplir de nouveaux défis. Pour ma part, mon heure sonnait lorsque la somme des décès de mes clients dépassait la totalité des années de service. Par exemple, j’ai démissionné de la dernière entreprise pour laquelle j’avais travaillé douze ans, par suite de la visite d’une dame m’ayant annoncé le décès de son père – mon client – monsieur Edgar (Un ancien maître chocolatier). J’ai donc comptabilisé un treizième décès (versus douze dans de service) ; il était temps pour moi de partir. Je suis donc parti.
De peur d’être mal cité, je dois avouer que mon raisonnement ne se faisait pas aussi froidement que tel que j’e l’ai décrit précédemment. Bien au contraire. Chaque départ m’affectait énormément ; allant jusqu’à être complétement possédé par les souvenirs de mes clients. Cependant, ce que je ne pouvais pas négliger et ce qui me poussait à partir c’est la prise de conscience soudaine que le temps passe et que ma nature mélancolique avait besoin de nouveaux horizons pour se ressourcer.
Et puis la pandémie fut …
Depuis le début de cette crise sanitaire, nous vivons une banalisation de la mort. Rien de plus. Un sentiment d’étrangeté face à cette fatalité. N’est-ce pas depuis deux ans qu’on compte les hospitalisations et les morts? N’est-ce pas depuis ces mêmes deux ans qu’on se promène avec la mort à nos côtés? N’est-elle pas devenue tellement familière qu’elle ne nous effarait plus? N’est-elle pas devenue aussi banale que le jour et la nuit?
Ce sentiment d’étrangeté, je l’ai touché de près lors de mon premier voyage au Liban après de longues années d’exil. Si durant ma jeunesse, lorsqu’un proche décédait, tout le quartier été subitement s’endeuillé, allant jusqu’à ne plus regarder la télévision (étant une source d’amusement pouvant nous faire oublier le défunt), lors de mon retour au pays natal, aucune de ces traditions n’était encore respectées. Je me rappelle avoir été choqué par cette froideur (face à la mort) à laquelle je n’étais pas habitué. Lors de ce voyage, j’espérai retrouver certaines des traditions par lesquelles j’avais forgé mon identité. Hélas, et comme preuve que le temps passe et qu’il n’y de constant que le changement, le Liban de mon enfance n’existait plus. La guerre civile avait tout annihilé.
Aujourd’hui, la pandémie, nous fait vivre ce même sentiment d’annihilation. Depuis deux ans que je ne cesse de compter le décès de mes clients. Leur somme a dépassé largement le total de mes années de service. Ce constat devait normalement troubler mon esprit. Mais cette fois-ci, j’ai décidé de ne plus partir.
Certes, comme tout être humain je resterai sensible à la mort d’un être cher. Mais cette sensibilité prend une tout autre forme aujourd’hui. Si dans le passé la somme des individus motivait mon départ, aujourd’hui, Il y a une importance historique à laquelle nous participons tous qui rend mon raisonnement mathématique caduque et vide de sens.
À quoi cela me servira de changer encore d’emploi ? Les morts ne sont plus reliés à mon individualité, mais à tout ce qu’il y a de plus d’universel. À cet effet, je ne peux plus donner de l’importance à l’endroit et à l’espace puisqu’il n’est plus question de ma propre histoire, mais bien celle de l’humanité tout entière qui est entrain de faire face à sa destinée.
Nabil Tarhini