«Le faiseur», ou le fraudeur de première classe
Des personnages cupides à l’extrême évoluant dans le monde carnassier de la finance magouillent au Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 18 février dans la comédie grinçante Le faiseur, mise en scène par Alice Ronfard.
Au bord de la faillite, M. Mercadet, riche homme d’affaires, a usé des pires félonies pour convaincre ses créanciers que l’argent coule toujours à flots.
Trame actuelle, n’est-ce pas? Il s’agit pourtant du résumé de la pièce de théâtre Mercadet ou le Faiseur d’Honoré de Balzac, publiée en 1840. Texte que l’autrice dramatique Gabrielle Chapdelaine (scénariste de la série Nous, notamment) a adapté, le transposant dans le Montréal d’aujourd’hui, en plein Grand Prix.
Pernicieux personnages
Sur scène, l’on retrouve l’investisseur aux crocs acérés M. Mercadet (campé par Alex Bergeron) qui, après avoir floué son entourage au grand complet en investissant leur argent dans un « fonds sécuritaire », s’est réfugié avec sa famille… dans un fastueux condo du centre-ville de Montréal que possède son meilleur ami.
L’arnaqueur éhonté, qui maîtrise l’art de la manipulation pour s’enrichir toujours davantage au détriment de tous les gens qui ont le malheur de croiser sa route, est sans nouvelles de l’investisseur Godeau Inc. — judicieux clin d’œil théâtral ici! —, à qui il a confié tout l’argent de ses fraudes.
Et que dire de Mme Mercadet, incarnée par Karine Gonthier- Hyndman? Tout aussi magouilleuse que son fourbe de mari, elle opère des activités illégales de comblement des rides, « ce que les jeunes appellent des fillers », dit-elle, le salon de coiffure qu’elle détient servant à blanchir l’argent.
De l’amour, leur univers en est exempt. « Où est l’amour quand tu es incapable de traiter quiconque avec respect? », fait remarquer la comédienne en entrevue avec Métro. « Il n’est pas dans le couple non plus. Est-ce qu’ils s’aiment ou se détestent? On passe le spectacle à se demander ce qui les relie. Mais la réponse, c’est l’argent. »
Aux yeux de M. Mercadet, il n’y a rien de plus vulgaire que de l’argent dans un REER, lui qui nargue sa « préposée à l’entretien ménager » de laisser dormir ses épargnes dans un CELI. Les Mercadet, qui se voient au sommet de la chaîne alimentaire sociale, ne cessent de renvoyer leur personnel à leur « statut de pauvres ».
Le spéculateur fauché n’a néanmoins aucun scrupule à faire payer un opulent repas à son employée ou à berner son assistant avec une Rolex de pacotille.
Pas plus que sa femme et lui ne se formalisent, afin de remplir leurs comptes vides, de marier leur fille rebelle — une championne de jeux vidéo féministes — à un type narcissique qui aurait fait fortune à la Silicon Valley grâce à la cryptomonnaie et aux jetons non fongibles. Après tout, elle n’aura qu’à le tromper avec l’honnête comptable agréé dont elle est éprise!
Vacuité abyssale
« Sans risques, sans peur, où est le plaisir? », s’exclame M. Muscadet, en proie à un délire mégalomaniaque. La jouissance des Mercadet, elle est là : dans l’appât du gain ainsi que dans le prestige, l’opulence, la croissance financière infinie. Une existence entière bâtie sur de la pure vacuité.
« La pièce repose sur le vide, celui dans la société, dans les relations de gens qui s’aiment pour leur fortune. Tout cet argent qui transige dans le vide, les spéculations, les arnaques, les scams, les chaînes de Ponzy », expose Karine.
Sur scène, l’absence d’accessoire se fait le reflet de cette vacuité existentielle. « La forme se lie au fond », fait remarquer l’interprète de Mme Mercadet.
Le jeu des comédien.ne.s se fait ainsi très physique, emphatique, des sons appuyant des gestes précis : cigarette qu’on allume, champagne coulant à profusion, verre de spiritueux conférant de la prestance ou autres virements bancaires expédiés en ligne.
« Avec ce couple qui crosse le monde, qui usurpe les gens pour faire de l’argent, je voyais des possibilités de faire des drôleries », indique Karine en entrevue.
La pièce se rapproche ainsi du vaudeville, mais pas un vaudeville bon enfant, au contraire. Il est vitriolique, cynique, à mille lieues des bons sentiments.
Hormis la candeur du jeune comptable, qui donne envie à Julie Mercadet de s’affranchir du carcan parental, ainsi que la facette justicière de la cuisinière, qui revendique de meilleures conditions de travail, nulle trace de bon sentiment dans Le faiseur.
D’ailleurs, la finale — « défaitiste », convient Karine — montre que, malgré les vies ravagées, malgré le risque de prison, les criminel.le.s de la haute finance récidivent. « Pour ne pas renoncer à la richesse, à ce statut social, avance Karine Gonthier-Hyndman. C’est plus fort qu’eux. Quitte à détruire des gens autour. »
« Ça ne change pas », laisse-t-elle tomber. La quête insatiable du capital à tout prix l’emporte.
Le faiseur
Jusqu’au 18 février
1 h 45
Théâtre Denise-Pelletier