Les invisibles
L’itinérance n’est pas ce qu’on pense. C’est le premier constat que j’aie fait lorsque j’ai passé une première soirée dans un lieu d’hébergement pour jeunes en situation d’itinérance, et que j’ai entendu le récit de la journée de l’un deux. «J’ai marché», disait-il en substance. L’intervenant présent ce soir-là m’expliquait qu’en effet, les personnes en situation d’itinérance consacrent souvent l’essentiel de leur énergie à tenter de passer inaperçues. Et marcher est une bonne façon d’avoir l’air d’aller quelque part.
Ce soir-là, mes préjugés partaient en fumée. Aucun des jeunes présents ne correspondait aux idées préconçues que j’entretenais à l’égard des personnes itinérantes.
Ce jeune homme qui semble pressé de se rendre à son cours d’Histoire et civilisations, cette grand-mère qui feuillette des recettes de biscuit à la Grande Bibliothèque, cette lectrice qui fait la ligne orange d’un bout à l’autre aller-retour, mais que vous ne croisez qu’entre Beaubien et Berri : c’est aussi ça l’itinérance. C’est invisible.
Comment arrive-t-on, alors, à dénombrer l’invisible? On n’y arrive pas. Dans le rapport de dénombrement de l’itinérance, publié cette semaine, on reconnaît les limites d’une telle opération pour mettre au jour l’itinérance cachée. On serait tenté de croire qu’il vaut mieux un dénombrement imparfait que pas de dénombrement pantoute, mais la méthode a des répercussions sur les conclusions, et les conclusions, elles, orientent les moyens mis en place pour lutter contre l’itinérance, m’expliquait Mélanie Walsh, directrice de l’Auberge Madeleine, une ressource pour femmes. Et dans le cas qui nous occupe, le dénombrement qui minimise l’itinérance cachée renforce un biais en défaveur des femmes.
Encore récemment, un collègue tenait pour acquis au détour d’une conversation qu’il y avait moins de femmes que d’hommes en situation d’itinérance. Le rapport de dénombrement publié cette semaine tend à confirmer cette impression, car il estime que les femmes constituent 26 % de la population itinérante. Mais selon le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM), les femmes sont les plus susceptibles d’échapper au processus de dénombrement, parce que l’itinérance au féminin est différente. Les femmes ont davantage tendance à demeurer dans des situations inadéquates, à pratiquer le couchsurfing, à vivre de la prostitution. Or, selon des données de Statistique Canada qui tiennent compte de l’itinérance cachée, presque autant d’hommes (8 %) que de femmes (7 %) ont été dans cette situation.
«Il y a d’autres moyens de mesurer l’itinérance, par exemple en analysant nos taux de refus, explique Mélanie Walsh. Ici, à l’Auberge, nos mois les plus occupés sont août, octobre et mars. On voit donc que l’itinérance au féminin n’a aucun rapport avec la météo. Chez les femmes, les facteurs sociaux comme la violence ont plus d’impact.» L’an passé, l’Auberge Madeleine a dû refuser 6 359 demandes d’hébergement faute de place.
L’invisibilisation des femmes itinérantes et la mauvaise compréhension de leurs réalités ont des conséquences. Cet hiver, Montréal a mis en place une ressource mixte dans l’ancien hôpital Royal Victoria, une ressource absolument pas adaptée aux les femmes, où celles-ci disposent en théorie de leur espace, mais où on place aussi des hommes quand l’espace des hommes déborde. Allez vous demander après pourquoi les femmes n’occupent pas tous les lits qui sont mis à leur disposition.