Les Ouïghours sous l’œil de Beijing
«Je suis si angoissée, je n’arrive plus à respirer.» À Paris, loin de son Xinjiang natal sur lequel la main de fer de Beijing s’est abattue, Mariem, une jeune Ouïghoure, raconte les «menaces» des autorités chinoises et le sort de parents envoyés en camps de rééducation.La jeune femme fait partie des membres de cette minorité ethnique de Chine, turcophone et musulmane, qui sont établis en France et qui ont témoigné sur le contrôle dont ils font l’objet. Tous les prénoms ont été changés.
Ils parlent des appels et des messages en ouïghour ou en chinois reçus grâce à des applications comme WeChat (le whatsApp chinois) émanant par exemple, expliquent-ils, de policiers de leur ville au Xinjiang, dans le nord-ouest de la Chine.
Un interlocuteur demande: «Et maintenant, tu es diplômée? Envoie ton adresse, dis pour qui tu travailles et envoie aussi ton diplôme.» Ou encore «Pourquoi tu n’envoies pas de photos?»
Ils évoquent aussi «le chantage des passeports». Selon Mahire, «pour les Ouïghours en France, le problème principal est le non-renouvellement des passeports».
Interrogé, le ministère chinois des Affaires étrangères répond que «la délivrance de passeports et d’autres documents de voyage aux citoyens chinois est une affaire interne de la Chine» et se fait, dans les représentations chinoises à l’étranger, «conformément aux lois et aux règlements».
Ces dernières années, des attentats commis par des Ouïghours en Chine ont fait des centaines de morts. Au nom de la lutte contre le terrorisme, Beijing a imposé des mesures de sécurité draconiennes dans cette région, berceau de la civilisation turcique peuplé d’environ 22 millions d’habitants, dont 10 millions d’Ouïghours.
Caméras de surveillance omniprésentes, prélèvements d’ADN, puces GPS obligatoires dans les voitures, barbes réglementées… «Au Xinjiang a été mise en place une société orwellienne», commente Thierry Kellner, de l’Université libre de Bruxelles.
«Ils veulent savoir où j’habite, ce que je fais, où j’ai passé la fin de semaine… Ils veulent que je donne des informations sur les Ouïghours d’ici. Ils menacent ma famille qui finit par me supplier de faire ce qu’ils veulent», explique Mariem.
Sa famille paie déjà le prix fort: après l’arrestation et la détention sans jugement, selon elle, d’un de ses deux frères, Mariem est désormais sans nouvelles du second. «Je n’arrive plus à le joindre. Quand je demande de ses nouvelles, je n’ai que des informations contradictoires. Je pense qu’il a aussi été envoyé en camp.»
«Un pourcentage significatif de la minorité musulmane du Xinjiang [Ouïghours, Kazakhs, Kirghizes], vraisemblablement plusieurs centaines de milliers et peut-être un peu plus d’un million, est ou a été internés dans des centres de rééducation politique.» – Adrian Zenz, chercheur
L’existence de ces centres où les gens sont détenus hors de tout cadre légal, dénoncée par des médias occidentaux et des ONG, mais niée par Beijing, ne fait aucun doute pour le chercheur allemand Adrian Zenz, auteur d’une très remarquée étude publiée mi-mai par la Jamestown Foundation.
S’appuyant notamment sur les appels d’offres des marchés publics, les propositions d’emploi, l’étude des budgets locaux, il en a tracé l’ampleur. «L’estimation haute, c’est 1,06 million de personnes, mais une estimation basse et très prudente serait d’au moins 100 000 à 200 000 personnes», explique-t-il.
Sans compter la rééducation en milieu ouvert. Pour l’ONG China Human Rights Defenders, avec ces «séances en journée ou le soir», deux ou trois millions de personnes pourraient être concernées par les programmes «d’endoctrinement» et de «déradicalisation».
«C’est sans précédent et ça dépasse tout ce que la Chine a pu faire dans d’autres régions, Tibet compris», souligne M. Zenz, en pointant le déploiement d’outils technologiques de surveillance et de forces de police. Sans précédent aussi, selon lui, les pressions sur les exilés.
Nijat, arrivé en France en 2007 avec un visa d’étudiant, a décidé de supprimer son compte WeChat au premier appel: une personne se présentant comme un policier lui demandait copie de son passeport, de sa carte de séjour, etc. «Il a dit que si je ne coopérais pas, ma famille aurait des problèmes.»
Aujourd’hui, Nijat ne sait pas ce que deviennent sa sœur et ses parents, qui ont demandé à son frère au Canada de ne plus appeler. «Ma sœur est tout le temps interrogée», explique-t-il.
Pour Thierry Kellner, cette surveillance n’est pas réservée aux Ouïghours de France. «C’est une pratique très courante. En Belgique aussi, par exemple».
Le ministère chinois des Affaires étrangères s’est dit «non informé d’une telle situation». «Le gouvernement chinois protège les droits légitimes et la vie privée de ses citoyens conformément à la loi», a déclaré un porte-parole.
Adil, jeune homme au regard doux, a, lui, quitté la Turquie après que ce pays, qui traditionnellement défendait les Ouïghours, se fut engagé auprès de Beijing, l’été dernier, à éliminer les forces «antichinoises» sur son territoire.
Réfugié politique en France, il brandit les photos de sa grand-mère et de son frère, «internés dans un camp», affirme-t-il, et se désole de ne pas savoir ce que sont devenus son frère et son ami laissés derrière lui en Turquie.
«On ne peut pas et on ne veut pas appeler pour ne pas mettre les familles en danger», souligne son traducteur, «Antoine», en France depuis 19 ans et très monté contre «l’occupant chinois venu au Xinjiang pour en contrôler les richesses», qui «interne sans raison» et «dénie tout droit» aux minorités.