Pour en finir avec «le peuple»
Quiconque se souvient des chicanes Ottawa-Québec des années 1990 se rappelle l’utilisation, voire l’instrumentalisation outrancière, des termes «peuple québécois». Sonne encore dans mes oreilles le ton grave et solennel du premier ministre du Québec Lucien Bouchard, lorsque celui-ci tonnait ces derniers afin de justifier telle politique ou posture adoptée. Homme providentiel proclamé et bon père de famille (rappelons la crise du verglas), Bouchard se posait ainsi simultanément comme leader et porte-parole de ses ouailles, lui qui parlait, apparemment, au nom de tout un chacun: le peuple québécois veut ceci, refuse cela, pense de telle manière, agit de telle autre.
En bref, et par la voix de ténor Bouchard, ce même peuple s’exprimait de manière monolithique et sans nuances, en bloc, fort et puissamment. Cette même voix s’exprimait encore plus singulièrement lorsqu’il était question de s’opposer (et la chose arrivait fréquemment) à l’autre bloc monolithique au pays, soit le «Canada anglais».
Des millions de citoyens ainsi privés de leur individualisme, de leurs valeurs propres, «rouleau-compressés», en quelque sorte, dans la masse uniformisante de la nation à tout crin.
Un peu plus tard, le concept allait s’autodiluer un brin par l’intervention des néopopulistes soft de type Mario Dumont, lesquels prétendaient alors défendre le «vrai monde». Concept assez amusant, quand on y pense. Surtout quand les recherches intensives afin de dénicher du «faux monde» auront, indubitablement et sans surprise, échoué.
Électoralement scoopé par l’Action démocratique du Québec sur le terrain identitaire, le Parti québécois allait tenter de recouvrer celui-ci par l’entremise de sa controversée «Charte des valeurs», laquelle inférait, un peu à la Bouchard, que le corpus des valeurs partagées par le peuple québécois différait de façon manichéenne de ce qu’on peut trouver ailleurs en Occident. Et quelles seraient ces valeurs? La laïcité et l’égalité homme-femme, clamait le gouvernement Marois, pointe (pas trop subtile) dirigée vers les musulmans, responsables présumés et potentiels de la déchéance des mœurs défendues par le chanoine Groulx et d’autres grands promoteurs de la laïcité et de la condition féminine. Le NOUS contre l’AUTRE, encore une fois, en bref.
Surfant sur cette recette des plus efficaces, la Coalition avenir Québec de François Legault allait se faire élire principalement en jouant la cassette identitaire, notamment en promettant un «test des valeurs», l’échec de ce dernier entraînant la déportation du cancre-immigrant. Sommé de nommer les valeurs en question, Legault n’a guère fait mieux que ses prédécesseurs, se limitant à «l’égalité homme-femme», incapable de cerner quoi que ce soit d’autre.
Arrive maintenant Québec solidaire et ses formules recopiant, sans ambages, les stratégies des populistes de gauche sauce Mélenchon. À entendre ses membres parler récemment, eux seuls, du fait de leurs 10 députés et des 14% obtenus au scrutin, défendraient ainsi le «peuple». Ce dernier, disent-ils encore, serait même en marche afin de renverser, véhicule de QS aidant, le pouvoir en place. Eh ben. On en apprend, des choses. Manon Massé allait même jusqu’à faire une Dumont d’elle-même en jurant avoir dans son carnet d’adresses uniquement les coordonnées de vrai monde, excluant d’emblée avocats, ingénieurs et entrepreneurs.
Force est de conclure, du simple fait de l’histoire politique québécoise récente, à la surinstrumentalisation de concepts aussi vagues que galvaudés. À l’adoption de la maxime de Schmitt, qui veut «qu’en politique, l’important est de se construire des ennemis». Que ceux-ci soient canadiens anglais, élites, institutions ou musulmans. Le tout, évidemment, afin de protéger «le peuple». Du bonbon pour populistes. À droite comme à gauche.