Leaving Neverland: déboulonnons nos statues
Dimanche soir, HBO présentait la première partie d’un documentaire de quatre heures racontant l’histoire de Wade Robson et James Safechuck qui, entre 7 et 12 ans, ont présumément été victimes d’agressions sexuelles répétées. Évidemment, on parlera surtout d’un documentaire sur la vie de Michael Jackson dans les médias, Neverland étant le nom de son célèbre ranch californien en hommage au Pays imaginaire de Peter Pan et, surtout, Jackson étant le présumé agresseur de Robson et Safechuck.
Le documentaire Leaving Neverland a l’effet d’un coup de couteau au ventre quand les deux hommes, maintenant dans la quarantaine, racontent leurs rencontres avec le célèbre chanteur décédé en 2009. Le documentaire a aussi l’effet de remettre à l’avant-plan des histoires qui ont longtemps suivi le roi de la pop, et le tout ne se fait pas sans heurt.
D’un côté, la famille de Jackson souhaite poursuivre HBO afin de museler la chaîne dans son effort de diffusion. Comme le tout était présenté à la télé dimanche, disons que cette avenue n’est plus utilisable. Il y a aussi de nombreux témoignages sur les médias sociaux visant à remettre en question la crédibilité des deux hommes ainsi que la démarche du documentaire diffusé dix ans après la mort du chanteur, qui n’est plus là pour donner sa version des faits.
D’un autre côté, prenons un pas de recul et repositionnons notre rapport à celui qui était dérisoirement appelé Wacko Jacko de son vivant.
Au début des années 1990, au moment des présumées agressions, Jackson était au sommet de sa popularité et à l’aube de devenir une figure plus grande que nature. J’étais au primaire à l’époque et le nom m’était évidemment familier à cause de sa musique. Sans dire que Thriller a marqué ma jeunesse, c’est évidemment un gros morceau de patrimoine culturel.
Ceci dit, plus je vieillissais, plus l’image de Michael Jackson s’effritait, et même avec ma compréhension approximative de la situation, je voyais bien que Jackson était une figure controversée. Quand on ne parlait pas de Jackson pour sa musique, on parlait de lui pour la couleur de sa peau, ses comportements étranges en public et son amour de «tous les enfants». Après tout, on parle ici d’une vedette mondiale qui avait son parc d’attractions et son zoo qu’il faisait visiter à l’occasion.
Michael Jackson était toujours entouré d’enfants et contrairement à des vedettes pour enfants, il l’était aussi dans l’intimité, dans des endroits où des enfants ne devraient pas forcément se trouver – comme un avion de tournée ou son domicile personnel.
L’amour de Jackson pour les enfants était souvent le punch d’une blague, le point final d’une boutade, l’essence de son personnage public. Il y a eu les poursuites avortées, les enquêtes, les rumeurs, les allégations, mais rien qui n’a collé à la peau de Jackson et qui a freiné sa popularité et sa musique, même de façon posthume. Il faut voir le spectacle hommage du Cirque du Soleil pour comprendre que le mythe de Michael Jackson est encore intact.
Sauf que maintenant, il y a ce film et l’amertume qu’il laisse en bouche. Comment revenir sur la musique de Jackson avec ces témoignages sur pellicule? Entendre un homme au bord des larmes décrire les actes sexuels qu’il a vécus aux mains de l’homme qu’était Jackson à l’époque, c’est quelque chose qui ne s’écarte pas du revers de la main.
Alors, on fait quoi? La question de la séparation de l’art et de l’homme sera remise sur la table, comme d’habitude, et le jugement se fera en fonction de l’appréciation de l’artiste et ça, c’est un piège, dans la mesure où la musique de Jackson est extrêmement populaire – ce qui rend le présumé agresseur invariablement sympathique à une part massive de la population.
Mais pourquoi?
Peut-on absolument ne pas concevoir un monde sans sa musique? Je trouve pourtant l’exercice très simple, on tire un trait et on passe à autre chose, tout simplement. On ne pourra jamais parler d’actes criminellement prouvés, mais doit-on absolument attendre des preuves impossibles à produire avant de collectivement conclure qu’il n’y a pas de fumée sans feu?
Les défenseurs de Claude Jutra, par exemple, étaient pas mal moins nombreux puisque Mon oncle Antoine n’est pas un hit sur lequel les gens se trémoussent dans un bar ou un karaoké. Évacuer le patrimoine et déboulonner les statues semble tellement plus simple quand l’artiste n’est pas aussi «aimable» que Jackson ne l’était, et ce deux poids deux mesures m’agace particulièrement.
Mais je vous pose une question: et si Jackson avait dévoilé sa musique après ce genre d’allégations, auriez-vous le même rapport à son génie musical?
J’ai l’impression que non. Parce qu’on peut se vanter d’être capable de séparer l’homme de l’artiste, mais l’art n’existe pas à l’extérieur des hommes. Il faut, tant au niveau de la création que de la réception, des humains pour apprécier et quantifier l’art. Soustraire l’humanité d’une partie de l’équation est un exercice creux qui, au final, rend encore plus difficile les témoignages des victimes, qui doivent faire des pieds et des mains afin de prouver leurs allégations tandis qu’un présumé agresseur peut s’épanouir et perdurer tant et aussi longtemps que le doute, aussi peu raisonnable soit-il, existe.
Aujourd’hui, j’ai mal au cœur après le visionnement de la première partie de ce documentaire. J’ai mal au cœur de voir une fois de plus deux présumées victimes passer devant le tribunal populaire avec l’étiquette «menteurs» collée dans le front. J’ai mal au cœur qu’un refrain accrocheur soit plus important que la dignité humaine quand on parle d’un artiste apprécié du public.
You’ve been struck by a smooth criminal n’aura jamais sonné si juste quand on prend le recul, sauf que le criminel, ici, ne paiera jamais pour ses crimes.
Un film à voir, même si le visionnement est particulièrement difficile.