Sauver le média, sauver la démocratie
Ma relecture de 1984, je vous en parlais la semaine dernière, me vire à l’envers. D’une invraisemblable acuité, Orwell se livre à de paralysantes prophéties décrivant notre néo-ère d’idiocratie. Tout y est: novlangue, réécriture de l’histoire, fausses nouvelles. En filigrane, l’assassinat des libertés d’expression et de presse. Qui constituent les pierres d’assise de tout régime démocratique minimalement sérieux. Qui assurent l’échange d’idées, la critique acerbe du pouvoir en place. Qui tendent à dénoncer l’iniquité, le mensonge, l’injustice. Qui visent l’accession à une quelconque vérité, bien que toute relative.
Me rappelle les années 2000-2010, où le monde médiatique avait le vent dans les voiles. Où les reportages à l’étranger foisonnaient. Où le journalisme d’enquête avait réussi à débusquer les filous et avait mené à diverses commissions d’enquête d’envergure. Où les politiciens marchaient tellement les fesses serrées, comme le disait feu Jean Lapierre, qu’il était impossible de leur passer un dix cennes à même celles-ci. Où les pages des différents quotidiens regorgeaient de débats, d’idées, de réflexions. Où la couverture des nouvelles dites régionales, si essentielles, ne faisait nul doute pour la quasi-totalité des stations de télé.
Me rappelle les années 2000-2010, où le monde médiatique avait le vent dans les voiles.
Tout ça au moment où les Facebook, Twitter et Google commençaient à prendre de l’ampleur, presque subrepticement, au quotidien. De la magie, pensions-nous. Le printemps arabe, marqué notamment en Syrie, n’avait-il pas vu le jour grâce aux plateformes de type Facebook? Charmés par le chant des sirènes du voyeurisme et de l’égocentrisme, tous ont fini par embarquer dans la galère. Si bien que les annonceurs, jouissant du concept de l’algorithme publicitaire, devaient bientôt faire graduellement de même. Pourquoi se vider les poches en se payant une pleine page dans un quotidien au bassin marketing approximatif, alors qu’on peut s’assurer, grâce à l’algorithme chéri, de rejoindre la clientèle expressément visée, et ce, pour moins?
Petit à petit, la désertion de l’annonceur, (très) principale vache à lait dudit média, a forcé la grande saignée. Celle du gras (bye-bye, les semaines de quatre jours et les vacances à temps et demi!), mais aussi, et surtout, celle de postes de journalistes. Ceux qui fouillent et jouent le rôle, méga-ultra-névralgique, de redditeur de comptes. Nouvelles régionales? Oubliez ça. Internationales? Ibidem. Enquêtes? Trop longues, donc trop chères. Résultante? La débâcle.
La faillite prévue de Groupe Capitales Médias, la semaine dernière, n’a ainsi surpris personne. Parce qu’elle s’ajoute à une section nécrologique de plus en plus épaisse, de plus en plus triste. Les 5 M$ prêtés par le gouvernement Legault est, en tout respect, un plaster sur une jambe qu’on vient de couper. Parce que le problème est structurel, et que les annonceurs ne reviendront pas, par magie, ni tout court.
Reste quoi, alors? Sauver les fesses de notre démocratie par l’investissement, massif, dans les salles de presse. Parce que, si nos sociétés acceptent de financer, sans trop rechigner, divers secteurs considérés comme étant névralgiques, mais économiquement vulnérables – la culture, par exemple –, il n’existe aucune justification valable de refuser de faire de même pour nos médias. Écrits, d’abord, avec l’aide de crédits d’impôt. Ottawa avait apparemment un plan. Serait le temps que Pablo Rodriguez, ministre nouvellement en charge, nous en dise plus. Parce que le feu est pris dans la cabane, et celle-ci est faite de bois et de paille. Brûle vite.
La télé, maintenant. Pourquoi ne pas faire de Télé-Québec, comme le suggérait récemment le chum Éric Bédard, un point phare du média québécois? Avec une salle de nouvelles, des plateformes informatives et tout le tralala? En bref, et pour quelques centaines de millions de dollars, on en viendrait potentiellement à freiner la grande hémorragie. Parce que, pendant que Nathalie Roy, ministre anonyme de la Culture, se gratte le nombril avec des gants de boxe, l’ensemble de notre univers médiatico-démocratique se démembre davantage chaque mois. Le wet dream de Big Brother, quoi.