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10 ans de Dawson: le récit de 20 minutes de folie

Stéphanie Marin, La Presse canadienne - La Presse Canadienne

MONTRÉAL — Partie 1: 20 minutes de folie

«Les humains ne valent rien (98 pour cent d’entre vous). Je hais les athlètes. Je hais les preppies. J’en ai fini avec vous tous fils de putes. Mon nom est Trench. Je vais mourir aujourd’hui. Adieu.»

— Extrait du testament de Kimveer Gill, écrit à la main

Kimveer Gill a 25 ans.

Il est un grand jeune homme, d’origine indienne, qui a adopté les habits et l’apparence de la culture gothique. Il est sans emploi depuis plus d’un an.

Ce 13 septembre 2006, il s’était réveillé peu après 8h. Vers 10h40, il a commencé à boire du whisky. Puis entre 11h et 13h, il a quitté le domicile familial, à Laval. Il a pris la voiture de sa mère, même si son permis avait été suspendu pour alcool au volant.

Peu avant 12h40, il se trouve un espace de stationnement près du Collège Dawson.

Tout vêtu de noir, portant un long manteau en cuir et des bottes hautes, également noirs, coiffé d’un mohawk, il se dirige vers l’entrée principale du collège, un cégep anglophone situé en plein coeur du centre-ville de Montréal, sur le boulevard De Maisonneuve Ouest.

Il est armé de plusieurs fusils, dont un semi-automatique d’aspect militaire qu’il porte en bandoulière.

Son fusil est si gros que certains croient qu’il joue dans un film, et n’y font pas plus attention.

Mais Kimveer Gill ne joue pas. À ce moment, il ignore qu’il ne lui reste qu’à peine 20 minutes à vivre.

***

Anastasia De Sousa a 18 ans.

La jeune femme aux longs cheveux blonds est en première année au cégep et est inscrite au programme d’études commerciales internationales.

Anastasia était une jeune femme remplie de joie de vivre, se rappelle sa mère, Louise Hevey De Sousa, en entrevue. Chaque jour, elle avait une nouvelle histoire à raconter. Elle aimait la musique, danser et faire la fête. Elle aimait chanter aussi, même si elle chantait faux. «Tu n’es pas Céline», lui disait sa mère en riant. Ce qui la faisait chanter de plus belle. Et plus fort, se souvient cette dernière. Une battante aussi: elle a su surmonter sa dyslexie et vivre avec une scoliose, puis une lourde opération au dos pour la corriger.

Ce mercredi-là, elle se rend au collège pour assister à ses cours. C’est l’heure du midi et elle se trouve à la cafétéria, assise à une table avec des amis.

Il est 12h40. Kimveer Gill marche vers le collège.

Devant l’entrée, sur le boulevard De Maisonneuve, il croise un homme sur le trottoir. Il pointe son fusil Beretta CX4 Storm sur lui et lui ordonne de porter un sac, duquel ressort le canon d’un autre fusil, une carabine de calibre 12. À sa ceinture se trouve attaché un pistolet Glock.

Moins de 10 mètres devant la porte principale, il aperçoit un véhicule de police qui se stationne. Les agents du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) Alain Ibrahim Diallo et Anne-Marie Dicaire sont là pour une tout autre affaire: des étudiants ont été interpellés pour vente de stupéfiants.

La vue des policiers semble le déstabiliser, contrarier ses plans.

Il ouvre le feu sur les étudiants qui se trouvent tout près de la porte, à 12h41. Six sont atteints par les balles, dont Meaghan Hennegan. Ils survivront.

12h41. L’attaque commence.

Quelques instants plus tard, il entre ensuite au pas de course dans le collège, oubliant son otage qui se sauve en sens inverse. Cela le prive du sac qui contient d’autres armes et des munitions en grande quantité: pas moins de 250 cartouches.

12h42. Une poursuite policière s’amorce, au milieu des étudiants affolés qui courent dans toutes les directions et qui bloquent les policiers Diallo et Dicaire.

Kimveer Gill entre dans un corridor qu’il se met à arpenter, contournant le vide ceinturé de balustrades qui surplombe l’atrium. À sa droite se trouve un espace rempli de tables pour le repas des étudiants et les comptoirs de la cafétéria se trouvent devant lui, à sa droite.

Des étudiants courent pour fuir, d’autres restent figés sur place, immobilisés malgré eux par le vacarme des balles et le vent de panique.

«Laisse tomber ton arme», crie l’agent Diallo à plusieurs reprises, en vain.

Kimveer Gill est maintenant aux abords de la cafétéria.

Il se rend aussitôt à droite dans un petit espace fermé sur trois côtés dans lequel se trouvent des machines distributrices.

James Santos, un étudiant, est assis à une table: il voit entrer le tireur et se lève de stupeur, par réflexe. Assise dos à l’entrée, Anastasia se retourne.

Le fusil Beretta de Kimveer Gill est vide. Il charge son pistolet Glock et tire.

En trois secondes, il abat Anastasia de Sousa et atteint trois autres étudiants.

Il tire ensuite vers le policier Diallo, à plus d’une reprise.

12h45. Kimveer Gill tire à nouveau vers les étudiants et en blesse trois, plus un employé, Yves Morin.

Des jeunes renversent des tables pour se protéger. Des chaises sont bousculées dans la foulée et projetées au sol. Les étudiants abandonnent leurs sacs à dos, les restes de leurs repas entamés de même que les objets personnels qui se trouvent alors sur les tables.

Le collège a d’ailleurs eu besoin d’une semaine pour remettre aux étudiants tous les sacs à dos abandonnés dans le chaos. Le personnel de l’établissement a dû identifier, un à un, chacun des propriétaires.

***

Le chef de la sécurité du collège rampe dans l’atrium où plusieurs étudiants sont cachés derrière des tables. Il les fait ramper et les guide un par un pour les emmener derrière les comptoirs de restauration. «Ses gestes permettent de sauver plusieurs vies», note le coroner.

12h48. L’agent Diallo et Kimveer Gill se cherchent des yeux, regardent autour d’eux, et se terrent à nouveau.

12h50. Kimveer Gill envoie James Santos, un des étudiants pris en otage, en éclaireur à la balustrade pour que ce dernier l’informe de la position des policiers.

Il demande à ce même étudiant dans quel état se trouve Anastasia. Il répond qu’il ne sait pas, mais plaide pour qu’il le laisse l’amener à l’extérieur pour qu’elle reçoive des soins. Kimveer Gill demande à un autre étudiant si elle est morte, ce à quoi l’autre réplique qu’il ne sait pas non plus.

Il la crible de balles.

«Maintenant, elle est morte», dit-il.

Un autre policier, Marco Barcarolo, arrive sur les lieux par une autre porte, et se fait guider par un étudiant pour connaître la position du tireur.

Le voyant, il lui crie de lâcher son fusil et se fait répondre par une salve de balles. Il doit reculer.

12h59. Kimveer Gill regarde autour de lui, puis se retranche dans ses positions à plusieurs reprises. Il aperçoit du mouvement sur la mezzanine à l’étage supérieur et il ouvre le feu. C’est là que s’est terré le directeur général de Dawson, Richard Filion, qui s’est précipité sur les lieux pour venir en aide à ses élèves en danger.

Deux minutes s’écoulent, Gill fait une sortie de sa cachette, se servant de deux étudiants comme boucliers humains, dont James Santos.

Trente-six secondes plus tard, l’agent Denis Côté tire à deux reprises. Un des tirs atteint Kimveer Gill au bras.

Il tombe à genoux.

À 13h01 et 42 secondes, Kimveer Gill met son pistolet Glock dans sa bouche, presse la gâchette. Et s’écroule.

Tout cela n’aura duré que 20 minutes.

————

Partie 2: Courir vers les balles

Richard Filion est le directeur général du Collège Dawson. Un homme calme et souriant, qui a d’abord été enseignant en Gaspésie. Il travaille, assis à son bureau, quand la nouvelle de la fusillade lui parvient.

C’est Diane Gauvin qui l’avise. Elle est à ce moment directrice adjointe aux programmes.

C’est l’heure du lunch.

Diane Gauvin entend des élèves qui crient fort. Plus fort que des élèves qui sont simplement surexcités. Elle se rend vers eux.

«J’ai vu une jeune fille. Son visage… Elle avait vu quelque chose d’horrible. Et j’ai entendu des coups de feu.»

Elle se précipite pour trouver Richard Filion et lui dit qu’elle croit qu’il y a une fusillade.

«Ça m’a pris quelques secondes à « computer » l’information. On entend pas ça tous les jours», dit-il en entrevue dans ce même bureau où il était assis en ce jour tragique du 13 septembre 2006.

Les deux collègues partent immédiatement, mais dans des directions opposées.

Lui vers l’endroit d’où semblent provenir les coups de feu et elle, vers les salles de classe, pour faire évacuer les étudiants du bâtiment.

«On ne s’est pas consultés», dit-elle. «C’est arrivé comme cela.»

Le directeur se rend en bordure de l’atrium, et la scène se déroule sous ses yeux. Rapidement, il doit se mettre à l’abri, et surtout se coucher au sol, car la colonne derrière laquelle il s’est caché n’est qu’en plaques de plâtre et n’arrêtera pas les balles.

À mesure que les balles éclatent contre les murs de plâtre, et font tomber des morceaux du plafond, une poussière s’élève dans l’air, couvrant ses vêtements de résidus blanchâtres.

«Au début, les gens ne réalisaient pas vraiment ce qui se passait, raconte-t-il maintenant. Les tirs ne faisaient que de petits « pop ». Ils pensaient que c’étaient des pétards à mèche.»

Puis il voit les deux policiers arrivés en premier sur les lieux parce qu’ils avaient été appelés pour autre chose.

«Un hasard providentiel», répétera-t-il.

«On a évité le pire», croit-il: le tireur avait beaucoup plus de munitions dans le sac qu’il a abandonné à l’extérieur. «Il aurait pu faire un carnage.»

Dehors, c’était le chaos. Il dit se souvenir du bruit: des bourdonnements, des sirènes, des hélicoptères.

«Ça a pris des années avant que je puisse me défaire d’une réaction quand j’entends une sirène. Et encore…»

Le jour même, il dit avoir fonctionné «de midi à minuit» en mode pilote automatique.

«C’était au-delà de tout ce qu’on peut imaginer.»

Et le lendemain, «le collège était devenu une scène de crime», résume-t-il.

Diane Gauvin dit aussi avoir agi par réflexe. Avant d’être à Dawson, elle avait travaillé comme agente de bord. Et elle savait qu’en cas de danger, la première chose à faire, c’est d’évacuer les avions, explique-t-elle.

Elle a arpenté les corridors pour faire sortir un maximum d’étudiants des classes et de l’édifice.

Puis elle a vu une jeune fille en fauteuil roulant en haut d’un escalier. Elle était en état de panique, parce qu’elle ne pouvait quitter rapidement, mais aussi parce qu’elle croyait être la cause de la fusillade, relate Mme Gauvin. Elle avait reçu des menaces et croyait que l’auteur de celles-ci venait de la retrouver.

Mme Gauvin a aidé une autre personne à descendre la jeune femme, assise dans son fauteuil, par les escaliers. Une fois à l’extérieur, elle est restée près d’elle pour la rassurer, avant de trouver refuge dans un édifice sur la rue Sherbrooke. Elle le pointe du doigt par la fenêtre de son bureau au collège.

Cherchant à comprendre ce qui se passe au collège et avoir une meilleure vue d’ensemble, elle monte sur le toit de l’édifice. Tout en haut, elle remarque des tireurs d’élite postés sur tous les toits autour d’elle et des policiers lui crient d’aller se mettre à l’abri à l’intérieur.

Elle ne se rappelle pas d’avoir senti d’émotions particulièrement fortes ce jour-là.

«J’avais un rôle à jouer, et j’étais complètement concentrée là-dessus.»

Plus tard en soirée, elle s’est rendue à l’Hôpital général de Montréal pour voir si elle pouvait être utile, craignant que des étudiants s’y trouvent seuls, sans leurs proches. L’hôpital a accueilli les blessés, mais aussi les familles inquiètes. Dont les parents d’Anastasia De Sousa qui ont attendu jusqu’à 21 h pour apprendre le sort de leur fille.

***

Meaghan Hennegan fait partie des six étudiants blessés par balle devant les portes du collège. Elle n’avait alors que 18 ans et étudiait en psychologie.

Une balle tirée par Kimveer Gill a traversé son bras droit et une autre l’a atteinte à une fesse.

Elle l’avait vu arriver, a remarqué son accoutrement hors de l’ordinaire, mais y a à peine prêté attention: «Je pensais que c’était un étudiant en cinéma qui venait faire un film.» Elle a alors continué à bavarder avec ses amis et avec sa mère qui était avec elle.

Il a sorti son arme et a tiré vers elle, et a atteint cinq autre personnes.

Quand elle y repense, le moment semble parfois avoir duré des heures, parfois quelques secondes seulement, raconte-t-elle en entrevue.

Elle se souvient surtout de la confusion. Elle explique qu’elle ne comprenait pas à ce moment ce qui se passait, pourquoi elle était par terre. Rapidement, on l’a amenée derrière les voitures stationnées pour la protéger, puis dans une ambulance.

***

Le 13 septembre 2006, des collègues de travail de Louise Hevey De Sousa l’informent qu’une fusillade est survenue au Collège Dawson, où étudie sa fille Anastasia.

Prise d’angoisse, elle saute sur son téléphone pour prendre des nouvelles. Et réessaie. Encore. Mais Anastasia ne répond pas à son cellulaire.

Son mari contacte des amis de sa fille et l’un d’entre eux lui dit qu’il croit qu’elle a été atteinte par balle au bras et qu’elle doit se trouver à l’hôpital.

Mme De Sousa s’y rend immédiatement. Son mari, lui, tente d’aller au collège. En vain, toutes les rues avoisinantes étant bloquées.

Pire encore aurait pu se produire pour la famille. Leur jeune fille, Sarah, devait être au Collège avec sa soeur. Mais elle a eu faim et s’est arrêtée manger une poutine, a relaté Mme De Sousa. Quand elle a eu fini, le drame s’était déjà produit et le collège bouclé.

Mme De Sousa se rappelle l’attente ce jour-là, la pire qui soit. «J’étais devenue zombie vers le souper. J’avais un creux dans mon ventre. Il y avait quelque chose qui ne marchait pas.»

Quand son mari et elle ont su, vers 21h, que leur fille était décédée, «toute notre vie est tombée… s’est écroulée».

Puis le déni. «Je n’y croyais pas. J’étais sûre qu’ils avaient fait une erreur.»

————

Partie 3: Les secousses

Une vie fauchée, 16 blessés, mais combien de gens touchés, affectés à jamais?

Louise De Sousa, son mari Nelson et sa famille ont dû apprendre à vivre sans Anastasia, qui aurait 28 ans aujourd’hui.

Sarah et Nicholas, les deux autres enfants du couple, ont aussi souffert, dit-elle.

«Ils sont très tranquilles, ils gardent leurs émotions pour eux.»

Nicholas, qui a maintenant 21 ans, n’en avait que 11 à l’époque. «Il est encore très, très réservé. Sarah aussi», dit leur mère.

Quant à Sarah, 26 ans, elle n’avait que 20 mois de moins qu’Anastasia. «Elles avaient le même groupe d’amis, elles étaient de meilleures amies, elles avaient leurs petits secrets intimes entre elles», raconte Louise Hevey De Sousa, un sourire dans la voix en pensant à son aînée, partie trop vite.

À l’approche des commémorations du 10e anniversaire du drame, Mme De Sousa confie que «ça commence à (lui) rentrer dedans».

«Comme si c’était hier. C’est encore très vif.»

Elle pense à sa fille continuellement. Et celle-ci les accompagne en voyage, car la famille De Sousa apporte une photographie d’Anastasia avec elle, chaque fois.

«On parle toujours d’elle. On la sent toujours avec nous. Des fois, c’est difficile, parce que je voudrais l’avoir avec moi.»

«Souvent je vais à des places, puis je regarde. Puis je vois ses amis qui se marient, qui commencent à avoir des enfants. Ça me fait penser, puis je deviens souvent triste», dit-elle, la voix tremblante.

«Parce que je me demande où elle serait. Est-ce qu’elle aurait été mariée? Est-ce que je serais grand-maman? Ça, c’est quelque chose que je ne saurai jamais.»

«Ça m’a été volé.»

«Enterrer nos enfants de 18 ans, ça n’a pas de bon sens.»

***

Une autre mère a enterré son enfant dans les jours qui ont suivi la fusillade du 13 septembre 2006. Dans des circonstances bien différentes cependant.

Celle de Kimveer Gill.

Celle-ci habite toujours la même maison de Laval. Là où son fils écrivait ses messages sinistres sur son ordinateur, dans le sous-sol de la résidence familiale.

Les 10 années qui se sont écoulées ont été pénibles pour elle également, et elle est incapable d’oublier ce qui s’est passé.

En entrevue, Parvinder Sandhu s’est exprimée avec difficulté sur ces tristes événements, avant finalement de se raviser, pour mettre fin à la conversation.

«Je ne vais rien dire. C’est trop douloureux et je souffre encore. Et la vie a changé à jamais. Et je ne suis pas capable de dire quoi que ce soit. C’est extrêmement douloureux», a-t-elle confié au téléphone, d’une voix triste et craintive.

«Vous savez quand vous dites quelque chose, il y a plus de commérages. Et après des gens disent certaines choses, et d’autres, d’autres choses. C’est mieux de ne rien dire.»

«Je sais que mon fils n’a pas été traité de façon juste. Il était une personne tellement gentille, très doux, bon et tout ce à quoi vous pouvez penser.»

«Lorsque tout cela est arrivé, c’était comme… vous savez… Oh mon Dieu… C’est dur à comprendre. Ce n’était pas lui. Il était tout le contraire de cela.»

Le rapport du coroner lui a appris que, dans ses écrits, Kimveer Gill indiquait qu’il n’hésiterait pas à abattre ses parents s’ils cherchaient à contrecarrer ses plans.

***

En 2006, Mme Sandhu avait voulu parler aux parents d’Anastasia, et leur offrir ses condoléances en personne.

Mme De Sousa n’a rien voulu savoir.

Aujourd’hui, la mère d’Anastasia dit blâmer les parents «de l’individu». Elle refuse même de prononcer son nom.

En entrevue, elle affirme que le jeune homme n’était pas heureux, qu’il était dépressif.

«Puis pour moi, sa famille ne s’en occupait pas. Moi, le blâme est plus visé là. C’est eux qui auraient dû prendre soin de leur fils. Je m’en fous c’est quoi les histoires entre la famille, qu’il y avait ceci puis cela. (…) Toutes les armes à feu qu’il avait. Je ne comprends pas comment ses parents peuvent avoir signé pour ces armes-là pour lui.» Des armes qui n’étaient pas pour la chasse, souligne-t-elle.

[Pour obtenir son permis de possession d’armes à feu, son père et sa mère ont agi comme répondants, «cette dernière montrant possiblement moins d’enthousiasme, puisque, après que son mari se soit exécuté et signé le document, elle met dix semaines avant de l’imiter à son tour», note le coroner dans son rapport.]

Mme De Sousa n’a jamais blâmé le collège pour ce qui s’est passé.

«Qui s’attend de voir son enfant aller à l’école et ne plus jamais revenir?», laisse-t-elle tomber. Au contraire, elle se dit reconnaissante du soutien qu’elle a eu et a tissé des liens avec le personnel de l’école.

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Partie 4 : La vie après le 13 septembre

Dans les jours ayant suivi le drame, l’entrée du collège est transformée en mémorial improvisé et est inondée de fleurs.

Le jour où l’école a ouvert ses portes à nouveau, le 18 septembre, la direction a installé de grands panneaux blancs pour que les étudiants puissent y écrire des messages. Pour amorcer le processus de guérison, explique Richard Filion.

En quelques heures, ils se sont remplis.

Les témoignages, «ça se résumait à un seul message: la vie est plus forte que la mort. Tu ne nous détruiras pas», se rappelle M. Filion.

Anthony Williams était étudiant au Collège Dawson en 2006.

Il se rappelle que le jour où les étudiants ont pu reprendre leurs cours, ils attendaient dehors pour entrer tous ensemble, à l’heure précise où le tireur avait commencé à décharger son fusil; soit 11h41.

Cette journée-là, il se rappelle avoir aussi eu peur.

Il n’a pas été témoin de la scène, «mais avec tout le bouleversement, j’ai eu peur. Cela aurait pu être moi», dit-il en 2016, dans un local du Collège Dawson où il est retourné étudier.

Pendant des semaines après, les étudiants étaient terrifiés d’aller en classe, se souvient-il.

Du soutien psychologique a été offert aux étudiants, dès le début. Des psychologues, psychiatres et travailleurs sociaux sont restés au moins six mois sur les lieux, se rappelle Mme Gauvin.

Le système téléphonique d’inscription aux cours a été réactivé et transformé pour les appels à l’aide.

Le coin de la cafétéria d’où Kimveer Gill a tiré ses balles et a abattu Anastasia a été remodelé depuis, effaçant en partie les mauvais souvenirs associés à l’endroit. Le lieu est maintenant une galerie d’art.

Dix ans plus tard, la vie a repris son cours au Collège Dawson. Les corridors fourmillent d’élèves qui bavardent, chantent, se chamaillent parfois. On entend du français, de l’anglais, parmi bien d’autres langues parlées par les élèves de ce collège multiculturel de Montréal.

Certains sont assis par terre contre les cases pour lire, d’autres posent des affiches sur les babillards. Un jeune homme embrasse discrètement sa petite amie.

Aujourd’hui, les élèves ne parlent pas de ce qui s’est passé dans leur école le 13 septembre 2006.

«De façon surprenante, non», répond Anthony Williams, qui les côtoie tous les jours. «C’est une chose du passé.»

Il dit avoir changé en raison de cette attaque.

Il essaie maintenant de regarder la vie de façon plus globale, «de réaliser ce que j’ai et de l’apprécier plus».

Le jeune homme, maintenant président de l’association étudiante de Dawson, tient un journal depuis le 13 septembre 2006. «Chaque matin, j’écris au moins une chose pour laquelle je suis reconnaissant.»

Et puis, les étudiants actuels n’avaient que 7, 8 et 9 ans, quand la tuerie a eu lieu, souligne Donna Varrica, la coordinatrice des communications à Dawson.

Certains employés ont réussi à parler de ce qui s’est passé ce jour-là depuis, d’autres pas du tout, dit pour sa part Diane Gauvin, la directrice adjointe des programmes.

Certains ne sont pas revenus au travail après, ajoute-t-elle.

Les policiers Alain Ibrahim Diallo, Dicaire et Denis Côté, qui ont joué un rôle-clé dans cette affaire sont toujours à l’emploi du SPVM.

Le parcours scolaire des 13 étudiants blessés dans l’attaque a été complètement différent pour chacun d’entre eux.

Donna Varrica, la coordinatrice des communications à Dawson, est restée proche de la plupart de ses anciens étudiants qui ont été atteints par balles ce jour-là, relate-t-elle.

Une étudiante, gravement atteinte à la jambe, a pu réussir sa session, de chez elle, avec l’aide des professeurs, explique-t-elle.

Un autre a tenté à plusieurs reprises de recommencer sa session, pour l’abandonner et recommencer. Plusieurs fois.

Mais tous sont allés à l’université.

Deux étudiants se sont mariés cette année, une a donné naissance à un enfant.

Quant à Meaghan Hennegan, elle a maintenant 28 ans.

Elle a dû faire énormément de physiothérapie pendant des années pour se remettre des blessures que les balles lui ont infligées. Ce qui a signifié pour elle des rendez-vous incessants à l’hôpital et au CLSC. Au début, elle devait s’y rendre tous les jours pour faire changer les pansements. Aujourd’hui, elle souffre toujours d’une douleur chronique au bras.

Elle vient de compléter un programme d’études pour devenir technicienne en pharmacie et a déniché un emploi dans son domaine.

«C’est la première fois en 10 ans que j’ai fait un programme intensif», explique-t-elle.

Elle a mis un an avant de pouvoir retourner au Collège Dawson. Puis elle est allée à l’université, mais a abandonné.

Pourquoi? «C’est une combinaison de plusieurs choses», dit-elle. Ce qui était requis pour les cours, en termes d’écriture, de prise de notes et de rédaction des travaux, était trop exigeant pour ses capacités physiques à ce moment.

«Et c’était trop bondé… trop bruyant… juste trop», explique-t-elle, lentement, pensive.

Au 10e anniversaire de la fusillade, Meaghan dit qu’elle se sent bien. Qu’elle est très heureuse, malgré la douleur physique, qui est toujours présente.

Elle pense au tireur. Elle n’est pas en colère. «Il devait être dans un endroit terrible pour penser que de faire quelque chose comme cela était la seule façon de faire en sorte qu’il se sente mieux. Je suis triste pour lui. Je suis triste pour nous.»

«C’est le problème de tout le monde de prendre soin de chacun d’entre nous. Il y a des gens qui se sentent isolés, pas aimés, ils ne savent pas quoi faire avec leurs émotions. Ce n’est pas dur de leur demander s’ils vont bien», explique-t-elle.

Elle répète qu’elle n’est pas en colère même avec tout ce qu’elle a enduré. Elle va même jusqu’à dire qu’il est préférable que ce soit elle qui ait reçu les balles, parce qu’elle est forte, plutôt qu’un autre étudiant qui aurait pu être détruit par cela.

En fait, une chose la met en colère.

Que les armes semi-automatiques comme celle qu’avait Kimveer Gill ce jour-là soient toujours accessibles et en vente libre. Une version «non restreinte» de l’arme est maintenant en vente au Canada, insiste la jeune femme.

«C’est plus facile à acheter maintenant. Ça, ça me met en colère. C’est une claque en plein visage.»

Meaghan milite depuis pour le contrôle des armes à feu et s’est aussi battue pour le maintien du registre des armes d’épaule au Canada. Il a toutefois été aboli par le gouvernement conservateur de Stephen Harper en 2012.

En entrevue, elle confie certains de ses espoirs.

Qu’on puisse comprendre ce qui se passe dans la tête des jeunes comme Kimveer Gill. «Il faut trouver comment les aider.»

Elle aimerait aussi que les armes semi-automatiques soient bannies.

Et que tous travaillent à trouver des solutions pour qu’une tuerie comme celle de Dawson ne se reproduise jamais.

«Les gens ne doivent pas oublier.»

***

Pour Richard Filion, le processus de guérison de son école et de ses élèves devait commencer immédiatement.

Et dès le jour un, une chose était claire dans sa tête: «On ne devait pas seulement souffrir. On devait être actifs.»

«On est une maison d’enseignement, dit-il. C’est notre responsabilité de tirer des leçons et de partager ce qui a été appris», répète-t-il maintes fois en entrevue.

«Dès le début, il s’est engagé à utiliser la tuerie pour qu’on devienne meilleurs», confie sa collègue Diane Gauvin.

«Et s’il y avait des leçons à tirer de tout cela, c’est notre responsabilité de les diffuser», dit la femme qui a fait un nombre incalculable de présentations sur le sujet depuis, partageant l’expérience du collège. Pour les autres.

Pourquoi le Collège Dawson a-t-il été ciblé? La question demeure. Kimveer Gill n’avait jamais été étudiant là-bas, ne s’y était jamais inscrit et n’avait donc jamais vu sa demande d’inscription rejetée.

Mais on sait qu’il avait en sa possession des cartes d’autres établissements scolaires.

Pourquoi les éruptions de violence sont dirigées vers des écoles la plupart du temps? À Montréal seulement, l’École de Polytechnique de l’Université de Montréal en 1989, l’Université Concordia en 1992 et puis le Collège Dawson en 2006 ont été la cible de tueurs.

M. Filion a longuement réfléchi à cette question.

«Parce que l’école est un symbole qui explique leur propre échec, dans un processus dont l’école est responsable : le processus de socialisation qui est l’une des missions de l’école», fait-il valoir.

En pensant à ces jeunes qui se retrouvent seuls, désespérés dans leur sous-sol et qui mettent en ligne des images et des propos violents, il conclut qu’ils n’ont pas réussi à s’intégrer à un groupe, à socialiser.

En ciblant l’école: «Ils se retournent contre ce qu’ils considèrent être la cause de leur échec», dit-il.

***

Et si un autre tueur franchissait les murs du cégep aujourd’hui? Depuis la journée du 13 septembre 2006, plusieurs choses ont changé. Au collège d’abord.

Toutes les portes des salles de classe ont été munies de verrous, qui sont activés de l’intérieur.

Un système de communication sophistiqué a été installé entre les murs de l’école.

Des tours cellulaires ont été implantées. Le jour de la fusillade, le réseau cellulaire a été surchargé et pendant près d’une heure, impossible pour les étudiants d’appeler leurs proches, ni pour les parents de rejoindre leur enfant dans le périmètre du collège, ce qui ajoutait à l’angoisse du jour.

Le plan d’urgence a été revu et bonifié. Et le ministère de l’Éducation a incité les écoles, universités et hôpitaux à faire de même. La majorité sinon la totalité des cégeps se sont dotés d’un plan d’urgence, selon Judith Laurier, de la Fédération des cégeps.

Et si certains ont jonglé avec l’idée d’avoir des policiers armés dans les établissements d’enseignement, la perspective a été rejetée d’emblée par le directeur général du Collège Dawson.

«Pas question de tourner le collège en forteresse», insiste Richard Filion.

Avec des policiers et des gardes armés dans tous les recoins, «qu’est-ce que cela enverrait comme message?», se demande-t-il.

L’idée serait contraire à la mission de l’établissement, explique-t-il. «On veut former des êtres humains qui ont confiance.»

Contraire aussi à l’esprit de Dawson, qui veut être un collège ouvert sur la communauté. M. Filion dit que dans l’après-fusillade, l’idée était de s’ouvrir davantage, pour contrer la violence et la radicalisation. S’ouvrir pour que les jeunes ne se sentent pas exclus ni rejetés.

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Partie 5 : Les leçons du passé

Les policiers montréalais sont encore mieux formés depuis 2006 pour ce genre de situation.

Leur travail a été louangé après l’intervention au collège et tous ont noté à quel point leur approche sur le terrain s’était énormément améliorée depuis la fusillade de l’École polytechnique en 1989. Après Dawson, ils ont tiré de nouvelles leçons de l’événement et tous les policiers du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) ont reçu des formations d’intervention d’urgence plus poussées, avec simulations sur le terrain, «spécifiquement en cas de tireurs actifs», a expliqué Patrick Lalonde, assistant directeur à la Direction des opérations du SPVM.

Des armes longues, qui permettent des tirs de précision, sont maintenant entre les mains de certains patrouilleurs pour qu’ils affrontent à armes égales les tireurs.

Si un tireur fou devait rentrer dans une école aujourd’hui, en 2016, que ferait la police?

«J’ose espérer que si un événement semblable se produirait aujourd’hui à Montréal, on agirait fort sensiblement de la même façon. Cette journée-là, on ne peut que souligner le courage et l’initiative des policiers et policières qui étaient présents, forts des expériences que nous avions connues à Polytechnique des années auparavant», a résumé M. Lalonde.

«On avait déjà enseigné à nos gens l’importance d’agir rapidement, de circonscrire la menace et de l’éliminer.»

La Sûreté du Québec a mis en place une ligne téléphonique d’urgence confidentielle pour ceux qui s’inquiètent du comportement étrange ou agressif d’un proche qui possède une arme à feu.

***

Lorsque des tragédies se produisent dans une école, qu’un jeune dirige son arme vers ses professeurs ou ses collègues de classe, les dirigeants de cette école sont appelés à évaluer ce qui aurait pu être fait pour rejoindre le jeune en détresse. Pour le raccrocher. Lui offrir du soutien, de l’aide psychologique, ou encore faire cesser l’intimidation à son égard.

Mais ici, Kimveer Gill n’était pas étudiant au Collège Dawson. Il ne s’y était jamais inscrit et donc n’avait jamais essuyé de refus.

Personne au Collège n’aurait donc pu voir son désespoir et agir.

Par contre, le jeune homme avait mis en ligne des messages inquiétants sur son blogue personnel et d’autres messages sur un site internet VampireFreaks.

Avec les avancées technologiques, serait-il possible en 2016 pour les forces policières d’intercepter ces messages et d’agir?

Selon des experts en cybersurveillance, tenter d’arrêter une personne qui annonce des intentions de tuer sur le web en surveillant les sites internet est un défi herculéen et équivaut «à tendre des filets pour attraper des comètes».

La tâche n’est pas impossible, selon le professeur Stéphane Leman-Langlois, mais les ressources policières requises seraient considérables.

Le professeur de criminologie à l’Université de Montréal Benoit Dupont, aussi titulaire de la Chaire de recherche du Canada en sécurité, identité et technologie, est du même avis: difficilement possible.

«De le détecter de façon réelle à l’avance, avec un taux suffisant de fiabilité et en évitant tout le bruit qui peut être généré par toute l’information mise en ligne, à l’heure actuelle, probablement pas.»

Après deux années à tenter de comprendre ce qui s’est passé, à réfléchir et à suggérer des pistes de solutions pour l’avenir, le coroner Jacques Ramsay, écrit ceci dans son rapport, en guise de conclusion à ce drame.

«En bout de ligne, la fusillade du collège Dawson est d’abord et avant tout le fait d’un jeune homme en proie à un profond mal de vivre. Le désespoir de Kimveer Gill doit aussi nous interpeller.»

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