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Le mystère Lauryn Hill

Lauryn Hill
Lauryn Hill Photo: Ian Gavan/Getty Images

S’il y a 20 ans, Lauryn Hill était célèbre pour avoir créé un des plus grands albums hip-hop de tous les temps, la rappeuse fait surtout parler d’elle aujourd’hui pour ses retards sur scènes et ses sautes d’humeur. À la veille de sa performance attendue à la Place Bell, Métro s’est demandé: que s’est-il passé, Ms. Lauryn Hill?

L’an dernier, lors de la tournée anniversaire des 20 ans de The Miseducation of Lauryn Hill, chef-d’œuvre d’album, la star s’est fait reprocher dans les médias et sur les réseaux sociaux ses retards à répétition et la qualité discutable de ses performances.

Le mois dernier sur sa page Facebook, elle a publié des excuses auprès de ses fans de Glascow, en Écosse. Trop peu, trop tard, lui ont-ils en somme rétorqué, beaucoup moins gentiment. Ce n’était pas son premier message du genre.

Les fans montréalais, eux, n’ont pas oublié cette soirée glaciale de janvier 2011 où la rappeuse est montée sur scène avec plus de trois heures de retard, soit à 00 h 30. Sa performance n’avait duré que 45 minutes.

Jérémie McEwen, qui enseigne le cours Philosophie du hip-hop au Collège Montmorency, ne garde pourtant que d’excellents souvenirs du passage subséquent de la rappeuse dans la métropole, en 2014 à l’Olympia. «Le spectacle a commencé pile-poil à l’heure, ça a duré 2 h 15 et elle a joué tous ses succès. J’ai peut-être été chanceux, mais ça m’a rappelé que ce n’est pas la galère à chacun de ses spectacles», dit-il, décrivant cette prestation comme une des meilleures qu’il ait vues de sa vie.

Il reste que les bas de Lauryn Hill font couler bien plus d’encre que ses hauts. Y a-t-il là un double standard? «Une femme dans l’espace public qui dévie un peu du comportement auquel on s’attend est tout de suite étiquetée comme instable, ça m’énerve!» lance Jérémie McEwen, dont le récent ouvrage Philosophie du hip-hop: des origines à Lauryn Hill comporte justement un chapitre intitulé «Lauryn Hill n’est pas une folle.»

«Il y a quelque chose de malhonnête là-dedans, poursuit-il. Je le pense sincèrement: si un homme agissait de cette façon, on ne ferait pas de critiques à répétition.»

«C’est une des premières femmes dans le hip-hop qui a été totalement sincère dans sa féminité, qui n’était pas une caricature. Ça m’a beaucoup, beaucoup inspirée.» –Jenny Salgado, rappeuse

Tiens, prenons l’exemple de Kanye West, rappeur reconnu pour ses propos controversés et son caractère imprévisible. «Ouais, je t’entends, je t’entends! lance en riant la rappeuse et productrice Jenny Salgado, connue sous le pseudonyme de J. Kyll au sein du groupe hip-hop québécois Muzion. C’est exactement ça. On tolère la délinquance chez les mecs, c’est presque cool, limite charmant. Mais quand une femme se met à faire la même chose, on dit qu’elle n’est pas à sa place.»

Même son de cloche chez la chroniqueuse culturelle Émilie Perreault. «Kanye n’est pas fou, il est excentrique!» dit-elle, un soupçon d’ironie dans la voix.

Pourtant, «un homme arrogant dans le rap, c’est un pléonasme!» souligne le prof McEwen. Et pas seulement dans le rap, ajoute Jenny Salgado. «Dans le rock aussi, il y a des gars qui arrivent sur scène complètement souls, qui foutent le bordel, qui sont deux heures en retard, mais on n’en fait pas un plat.»

Tout comme Jérémie McEwen, Jenny Salgado a été marquée par une performance de Lauryn Hill. «Je me souviens d’un spectacle, elle était montée sur scène dans ses joggings et ses baskets, elle envoyait ses chansons comme ça lui venait, comme elle en avait envie. Des fois, elle se trompait. La critique avait été divisée, mais moi, j’avais complètement adoré! J’ai adoré le guts qu’elle a eu et la liberté qu’elle s’est donnée.»

C’est ainsi que ça se passe avec Lauryn Hill: c’est à prendre ou à laisser.

«On peut le prendre comme de l’empowerment, soutient Jérémie McEwen. Elle nous dit: “Je m’impose à ma façon, et si ça ne vous intéresse pas ou que vous avez peur que le spectacle ne commence pas à l’heure, eh bien, ne venez pas.” Manifestement, les gens continuent à y aller!» Le prof y sera d’ailleurs lui-même demain.

Le poids du succès

Au cours de sa carrière, Jenny Salgado a côtoyé certains proches de la rappeuse, notamment l’ex-Fugees Wyclef Jean. Selon elle, on juge Lauryn Hill «à partir de la surface, sans comprendre ni sans avoir accès à la profondeur de ce qu’elle a pu vivre».

On prend notamment peu en compte la pression que le succès a dû lui faire vivre, elle qui n’avait que 23 ans lors de la parution de Miseducation. «Il y a la machine, les “il faut” et les “tu dois”», illustre la rappeuse, qui – à une autre échelle –, a goûté elle aussi à la reconnaissance populaire il y a 20 ans après la sortie de l’album Mentalité moune morne (Ils n’ont pas compris). «Comment gérer ça après? Bonne chance!»

Les artistes ne gèrent pas tous bien la gloire. Émilie Perreault l’a constaté lors de la conception de son balado Pourquoi Julie? qui cherchait à comprendre le retrait inattendu de la chanteuse Julie Masse de l’industrie de la musique.

Bien que leurs vécus – et leurs styles! – soient très différents, Lauryn Hill et Julie Masse ont en commun de n’avoir pratiquement rien créé depuis leurs énormes succès respectifs. Dans les deux cas, leur absence a été réduite à une seule raison. Chez Julie Masse, on l’a mis sur le dos de sa relation avec Corey Hart. Pour Lauryn Hill, ce serait à cause de son soi-disant mauvais caractère. «Mais dans les deux cas, c’est multifactoriel», rappelle la journaliste.

Dans Pourquoi Julie?, Émilie Perreault s’attarde sur les exigences souvent démesurées que les fans ont envers leurs idoles. «Les artistes ne nous doivent rien! rappelle-t-elle. Il faut respecter la capacité de la personne, peut-être qu’elle n’est plus capable d’aller au bout de sa création. On devrait juste être reconnaissant. Miseducation est tellement un grand album; on devrait lui dire merci de l’avoir fait!»

Mais plusieurs en veulent à Lauryn Hill de n’avoir pratiquement rien sorti depuis. «Elle avait quelque chose à dire et elle l’a fait sur son premier album. L’échec des Fugees l’a poussée à créer. Qu’elle arrête après, c’est une démarche artistique cohérente et tout à fait légitime, même si je rêverais qu’elle sorte un nouvel album complet», commente Jérémie McEwen.

Au final, le mystère demeure. «Ça se peut qu’elle se soit emmerdée avec le succès, ça se peut que cette reconnaissance soudaine ait été difficile à vivre pour elle, ça se peut qu’elle ait trouvé quelque chose de plus concret dans la maternité… [NDLR: elle a eu six enfants]», énumère la journaliste.

Beaucoup de «peut-être», donc. Mais une certitude: The Miseducation of Lauryn Hill, coiffé du Grammy de l’Album de l’année en 1999, est un chef-d’œuvre, et pas seulement selon l’auteure de ces lignes. «Je dirais que c’est un chef-d’œuvre aussi, affirme Jérémie McEwen, spécialiste du hip-hop. C’est un des albums qui a le mieux vieilli.»

Opinion partagée par Jenny Salgado: «C’est un album intemporel, tant dans le son que dans le propos.» Propos qui justement fascine encore le prof de philo, qui soutient dans son livre qu’il s’agit du premier album de hip-hop à traiter d’amour de la sorte.

«C’est toute une constellation philosophique qui n’avait pas été creusée aussi savamment sur un album, précise-t-il en entrevue. Il y a quelque chose de profond et de significatif là-dedans.»

Bien qu’elle ne l’ait jamais vu sur scène, notamment à cause de sa mauvaise réputation, Émilie Perreault est elle aussi une grande fan de Miseducation, qu’elle qualifie d’album mythique.

«Ses chansons sont vraiment magnifiques. On va raccrocher et c’est sûr que je vais écouter To Zion!» lance-t-elle en riant au bout du fil.

«On ne met pas assez l’accent sur le fait qu’elle nous chavire lorsqu’elle se met à chanter», ajoute J. Kyll, pour qui la star est un véritable «trésor».

Et comme le dit avec sagesse Jérémie McEwen: «Dans 50 ans, tout ça n’aura pas vraiment d’importance. Peu importe le traitement médiatique, l’album va rester.»

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