Stéphane Crête: un homme et sa poupée
Plus de 10 ans après son premier spectacle solo, l’acteur et dramaturge Stéphane Crête se commet à nouveau avec Numain. Cette fois, il ne sera pas tout à fait seul, puisqu’il se produira en compagnie d’une poupée de silicone.
«Ç’a été mon local de répétition ici», dit Stéphane Crête en entrant dans les bureaux de Phénoména, où des artistes s’affairaient aux derniers préparatifs en vue de l’ouverture du festival lors de notre passage.
Après avoir salué chaleureusement tout le monde, l’acteur s’installe à table alors que la directrice du festival, l’artiste interdisciplinaire D. Kimm, nous présente la programmation de sa huitième édition (voir encadré).
En voyant les mots «inclassable, indiscipliné et atypique» dans la brochure de l’événement, Stéphane Crête s’emballe: «Quand je lis ça, je m’identifie! Je suis content d’être avec cette gang-là», lance-t-il en riant.
Ces trois mots collent particulièrement bien à son intrigant Numain, dans lequel il réfléchit, mais surtout, se pose beaucoup de questions, comme en témoignent ses réponses aux nôtres.
D. Kimm vous demandait depuis quelques années de présenter une performance au festival. Est-ce ainsi que s’est formé Numain?
Je suis un ami de Phénoména depuis des années, j’ai animé des cabarets dada, j’ai participé au Combat contre la langue de bois… Un moment donné, elle m’a demandé si je voulais faire une œuvre. Comme j’avais cet appel de revenir au solo, j’ai dit: Go, on fait quelque chose.
Comme on le disait tantôt: «inclassable, indiscipliné et atypique», ça me définit, même si j’ai une carrière publique avec Dans une galaxie près de chez vous, par exemple. Dans mes œuvres à moi, je suis plus expérimental, alors je me sens bien avec Phénoména.
On en sait très peu sur Numain, outre qu’il s’agit d’un solo avec une poupée en silicone dans lequel vous abordez des thèmes graves. Quelle était votre idée de départ?
C’est parti de l’intuition que, si je travaillais avec un humain-non-humain, je pourrais davantage parler d’humanité qu’en travaillant avec un véritable humain. Et ce n’est pas une poupée gonflable comme dans les films d’adolescents américains; c’est une poupée hyperréaliste, avec un visage et de la peau. Je me suis demandé: Si je travaille avec quelque chose qui a l’air vrai mais qui ne l’est pas, est-ce que ce sera plus facile de parler de c’est quoi être un être humain?
J’avais aussi cet autre questionnement: qu’est-ce que je peux faire à un acteur-non-acteur que je ne ferais pas à un véritable acteur? Est-ce que je peux l’étrangler? Est-ce que je peux le tirer par un pied? La poupée, je peux lui arracher la tête! (Rires)
S’agit-il plus d’un spectacle de danse, d’une performance, ou bien est-ce que c’est «inclassable», justement?
C’est ça, exactement! Comme je viens du théâtre, il y a une forme théâtrale, mais ce n’est pas une histoire. Il y a quelque chose de plus proche de l’art performance, de la danse… Et il n’y a pas de mots, pour le moment.
Pour le moment? La première arrive vite…
Je dis pour le moment, parce que c’est encore en création, c’est un spectacle vivant. Donc pour le moment, ça passe beaucoup par le corps.
On parle de pulsions de vie et de mort, de solitude, de violence, de désir… Qu’est-ce qui vous inspire dans ces thèmes?
La plupart de mes créations s’intéressent à la tension Éros et Thanatos: ce contraste entre les pulsions de vie et de mort. La poupée m’aide à parler de ces deux éléments, car c’est un objet que les gens achètent normalement pour une fonction sexuelle – même si beaucoup s’en servent comme d’une compagne. En même temps, ça peut aussi avoir l’air d’un cadavre, parce que c’est inerte. La danse est là tout d’un coup: c’est vivant, puis c’est mort. En deux secondes, ça peut être sexué puis sacralisé comme un objet divin.
Inévitablement, ça m’amène à parler de solitude. J’imagine que les gens qui achètent ces poupées en vivent beaucoup. Sur scène, ce gars avec sa poupée est seul avec sa folie, seul avec ses désirs… Il y a aussi une question de transgression qui m’intéresse. Quand tu es seul avec cet objet, qu’est-ce que tu t’autorises à faire?
Le communiqué qui résume votre spectacle mentionne d’ailleurs qu’il soulève de «nombreuses questions morales et éthiques». Quel genre de questions?
On va notamment flirter avec les questions de genre. Je suis un homme et la poupée est une femme. Quelles questions morales seront soulevées si je la manipule? Certaines personnes pourraient interpréter cette manipulation comme de la domination et y voir des comportements patriarcaux.
Abordez-vous tout ça avec humour?
Oui. Le dernier solo que j’ai fait, Esteban, était très, très drôle. Pour Numain, au départ, je voulais faire autre chose. Ma première version était très dramatique, très sérieuse, très grave. Puis, j’ai voulu y ramener un peu de ma propre nature, car j’ai un côté clownesque et comique. J’aime cette valse entre le drôle et le grave, le comique et le sérieux. Et j’aime le fil mince quand on ne sait pas si c’est drôle. Il y a des pièces musicales que j’utilise qui peuvent avoir l’air loufoques, où le public pourrait se demander: est-ce que c’est approprié de rire? J’aime créer ce sentiment! Ou alors, tout pourrait sembler drôle, mais étonnamment, on sera touché. C’est un pari de jouer avec ça, car j’ai travaillé seul.
Justement, comment ç’a été de vous replonger dans un processus de création en solo?
C’est un vertige. Il y a un danger là-dedans, parce que c’est vulnérabilisant. Je veux éviter le piège thérapeutique, du genre: «Je suis seul, donc je vais parler de mes bibittes.» J’ai envie que ça reste un spectacle universel, d’être avec moi, mais pas juste parler de moi.
Et puis, j’aime la notion d’impudeur: à côté de ces poupées qui ont un corps «parfait», du moins conçu avec des peaux sans aspérité, comment montrer et assumer mon corps à moi, vieillissant, avec ses rides, ses poils et ses boutons?
Quels sont les avantages et les inconvénients du travail en solo?
Je suis un être solitaire, dans le sens que je suis bien dans ma solitude. Être dans mon local ici avec ma poupée, mes costumes et mes accessoires et avoir du temps, c’est un cadeau que je me fais. Ça m’enlève tout filtre de censure. Je touche à une liberté créative de fond. Mais un moment donné, je plafonne, je n’ai plus de vision, j’ai trop le nez dedans, je me demande ce que je fais. Dans ce cas, la solitude me pèse. J’ai besoin d’un regard indépendant, que quelqu’un vienne valider ce que je fais… Bref, j’ai besoin d’humanité.
Que faites-vous dans ces moments?
Didier Lucien fait office d’œil extérieur, donc de temps en temps il vient voir ce que je fais, il commente un peu et me donne des pistes. Marcelle Hudon, qui est marionnettiste, m’a conseillé sur la façon d’utiliser la poupée. Étant habitué à travailler avec de vrais acteurs, je suis habitué à avoir des réactions. Là, peu importe ce que je fais, que je sois joyeux, content, bête ou triste, ma partenaire de jeu ne va jamais réagir! Ça génère chez moi une certaine frustration à la longue. «Réagis, réponds!» (Rires)
Votre poupée a-t-elle un nom?
Non, je me suis refusé de l’identifier. Je veux que ça reste un objet, parce que justement, je l’objectifie à certains moments. Ça reste «la poupée»!
Trois suggestions de sorties à Phénoména
Phénoména est «flyé, mais accessible», assure sa directrice D. Kimm. Voici trois de ses suggestions :
• Cabaret de performances sourdes. Cette soirée «très, très unique» sera présentée par et pour des personnes sourdes. Deux interprètes seront sur place. (20 octobre)
• La LNI tue la une! – Spécial élections. Soirée électorale oblige, Christian Vanasse animera un match d’impro à saveur politique. «C’est là que je vais être», assure Stéphane Crête. (21 octobre)
• Transmission. C’est le thème de cette 8e édition. «Qui de mieux pour l’illustrer que Joséphine Bacon?» souligne D. Kimm. La poète innue animera une soirée de poésie, conte et musique avec le jeune auteur-compositeur-interprète innu Matiu. (24 octobre)