«Sorry We Missed You»: esclave volontaire
Artiste militant par excellence, Ken Loach persiste et signe avec Sorry We Missed You, un opus qui suscite une vive indignation.
«Bonjour, c’est Ken Loach au bout du fil.» Malgré son immense réputation et une carrière qui couvre plus de cinq décennies, le metteur en scène britannique prend la peine d’appeler lui-même les journalistes. Surtout pour des projets qui lui tiennent à cœur comme celui-ci, qui porte sur la réalité des travailleurs autonomes.
«En menant des recherches pour mon précédent film I, Daniel Blake [Palme d’Or en 2016], j’ai constaté que plusieurs travailleurs visitaient les banques alimentaires. Cette idée qu’on puisse avoir un emploi et manquer des ressources les plus élémentaires m’obsédait.»
En compagnie de son fidèle scénariste Paul Laverty, il s’est immergé dans le quotidien d’une famille anglaise dont le père – incarné par Kris Hitchen, qui a été plombier pendant 20 ans avant de se réorienter vers le cinéma – devient littéralement un esclave volontaire.
Depuis qu’il est chauffeur-livreur afin d’assurer un meilleur avenir à ses proches, il n’a pratiquement plus le temps de manger, d’aller aux toilettes ou de voir ses enfants, devant toujours rendre des comptes à ses clients et à son supérieur.
«Un film peut contribuer à changer le monde, mais il doit être accompagné d’actions concrètes, d’une volonté qui passe généralement par un mouvement politisé.» Ken Loach, réalisateur de Sorry We Missed You
«C’est incroyable comment le monde du travail a changé, lance le réalisateur de 83 ans. Malgré tous les gains qu’on a réalisés au siècle dernier, les conditions se sont détériorées rapidement, en quelques dizaines d’années seulement. Les nouvelles technologies sont une nouvelle façon d’exploiter les gens, de les tenir en laisse.»
Clairement engagé à gauche, le réalisateur des films Sweet Sixteen et The Wind That Shakes the Barley (Palme d’Or en 2006) n’a jamais cessé de pourfendre les inégalités en faisant appel à l’humanité des individus qui en ont le plus besoin, ce que fait d’ailleurs l’épouse du héros, qui s’occupe d’aînés oubliés.
Devant l’implacable rouleau compresseur de l’économie de marché qui ravage des existences, le créateur du chef-d’œuvre Kes rappelle l’importance de «résister, de comprendre les enjeux et de s’organiser».
Pour Ken Loach, cela passe par le 7e art. Même si ce dernier en est à son 27e long métrage de fiction, la flamme demeure vive, et l’engagement, total.
«Je ne sais pas encore pendant combien de temps je vais pouvoir continuer, mais je tiens à mener le combat jusqu’au bout.»
La meilleure façon est de ne jamais perdre cette faculté de s’indigner, de rester connecté au monde réel.
«C’est ce qui fait de nous des êtres humains, assure le cinéaste. Ce qui m’irrite, ces jours-ci, ce sont toutes ces personnes qui s’enferment dans leur bulle avec leur cellulaire et qui ne font pas attention à ce qui les entoure. C’est une expérience aliénante, parce que les gens ne se soucient plus des autres. Ils sont hors du monde, déconnectés de ce qui est important, et privilégient l’individualité plutôt que la cohésion.»