Nancy Huston: sortir des ténèbres
Dans ses écrits, Nancy Huston a souvent mis de l’avant une forme d’art, que ce soit la photographie dans Infrarouge, la danse dans La virevolte, la musique classique dans Les variations Goldberg… Avec Danse noire, l’écrivaine plonge dans le monde du cinéma pour nous offrir le roman choral d’un film choral. Un roman où la violence côtoie la beauté, où la noirceur des écrans, des salles, des souvenirs laisse place à des moments de magnifique lumière et où l’imagination permet d’échapper aux pires souffrances.
«La création de chaque livre prend toute une vie… en plus des quelques mois que dure son écriture», confie Nancy Huston lorsque nous la rencontrons, durant son dernier passage à Montréal, pour discuter de Danse noire.
La «danse» du titre, c’est la capoeira brésilienne, qui occupe une place centrale dans ce nouveau roman de l’auteure canadienne établie à Paris, et qui marque le récit par son rythme, Ta, ta-da Da, ta, ta-da Da.
Et le «noir»? C’est entre autres celui des salles de cinéma. Ces salles dans lesquelles Paul Schwartz, réalisateur ambitieux, rêve de projeter un jour le long, long long-métrage qu’il écrit en collaboration avec son amoureux mourant Milo. Un grand film, avec plein de filons, plein de protagonistes, plein de guerres et de violence, qui se déroule sur plusieurs époques et qui suit trois destins. D’abord celui de Milo, petit garçon mis en adoption par sa mère, qui trouvera refuge dans les méandres de son imagination. Ensuite celui de sa mère autochtone, Awinita, prostituée, héroïnomane, mais pas victime, jamais victime. Et enfin, celui de son grand-père Neil, un immigrant irlandais aux grandes ambitions brisées.
Tout en élaborant ce fameux film d’une, non, de trois vies, les deux amants échangent sur leur œuvre. Enfin, si Milo reste silencieux dans ces passages, Paul Schwartz, lui, commente avidement le scénario qu’ils écrivent. «Tu sais comment fonctionne un film: les dix premières minutes, le public est infiniment tolérant et acceptera tout ce qu’on choisit de lui montrer; après, on a intérêt à faire sens», lancera-t-il à son amour, dès l’introduction.
Un principe que semble aussi partager Nancy Huston dans les premières pages de son roman. Des pages dans lesquelles il s’en passe, des choses. L’auteure de Lignes de faille, d’Une adoration, de L’empreinte de l’ange, qui considère tout de même que «les lecteurs sont un peu moins tolérants que les spectateurs», multiplie les temporalités, les lieux, les «branches» de son récit. 2010, 1910, 1951. Irlande, Montréal, rue Sainte-Cath. «Je crois que le départ de ce livre est assez rock and roll! remarque-t-elle. Mais, puisque je traite le livre comme si c’était un film, je demande au lecteur de me faire confiance, de croire que le sens va pouvoir se tisser petit à petit. C’est une grosse demande, j’en suis consciente.»
Un peu comme ce fut le cas dans Instruments des ténèbres (1996), cette idée de faire un passage par les coulisses de la création, «de voir le laboratoire de la sorcière», comme dit l’auteure, permet au lecteur d’assister à la naissance d’une œuvre d’art. Dans ce cas-ci, d’un scénario. Car tout au long du roman, il y a ces idées que Paul Schwartz commente («Ce dialogue est nul à chier!»), ces fondus au noir qui parsèment le texte, ces «On coupe». On coupe.
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On sait que Nancy Huston a l’habitude de traduire ses propres romans du français à l’anglais, mais dans Danse noire, elle s’est «enfin, pour une fois, coltinée avec le bilinguisme». Ainsi, dans les dialogues, tantôt en joual, tantôt en anglais parlé, on saute d’une langue à l’autre sans prévenir. Les traductions des passages en anglais se trouvent au bas de la page, comme des sous-titres au grand écran. «C’était pour moi LE grand défi de ce livre», confie sa créatrice.
Ce procédé accentue le sentiment que l’on ressent lorsqu’on ne comprend pas tout ce qui se dit, lorsque les langues se mélangent, qu’on est tout mélangé. Lorsqu’on est étranger. «Il y a un million de personnes dans le monde qui maîtrisent une langue et demie, qui se sont déjà trouvées dans cette position infantilisante, un peu humiliante…» dit-elle.
Cette difficulté, qui traverse le livre, atteint notamment Milo, élevé par cinq familles différentes, dont une allemande. Et puis Awinita, sa mère indienne prostituée qui s’adresse en anglais à ses clients. Et enfin Neil le grand-père irlandais «un peu mythomane», arrivé au Québec au début du siècle dernier sans parler le français, qui rêve d’écrire un roman immense. Neil, ce «beautiful loser», comme dit l’auteure.
Un beautiful loser, un raté magnifique, dont le plus grand malheur est de ne jamais avoir réussi à créer d’œuvre littéraire. Ce qu’il a créé, par contre, c’est une trâlée d’enfants avec sa femme québécoise. Mais le vide laissé par l’absence de l’un (ce livre rêvé) n’arrive pas à être comblé par la présence de l’autre (la progéniture). «On parle beaucoup de la tension chez les femmes entre la carrière et la création, la procréation, mais je pense que pour les hommes aussi c’est le cas, dit l’écrivaine. Depuis longtemps et encore aujourd’hui, je connais des gens qui ont été écrasés par leurs responsabilités familiales et qui gardent sinon une amertume, en tout cas une douleur de ne pas avoir pu réaliser leurs rêves.»
Cela dit, comme dans un film, on voit des flashs. Des flashs, des images, par lesquels les protagonistes échappent à leur douleur, à leurs déceptions. Awinita survit aux passes dans un motel décrépit en s’évadant dans sa tête, Milo se cache des sévices en s’enfermant dans un placard et en se créant un deuxième monde dans le noir. Neil, lui, s’invente des histoires. De grandes histoires. «L’imagination, c’est la vraie liberté, je pense, souligne l’auteure. J’ai appris ça grâce à Romain Gary et je l’ai senti très fortement tout au long de ce roman. C’est grâce à l’imagination que nous sortons des ténèbres.»
Dans le juke-box…
Outre la capoeira, Danse noire est marqué par une trame sonore évocatrice, qui nous fait voyager à travers les décennies et nous situe, d’un coup, dans des époques données: Billie Holiday, Patsy Cline, Janis Joplin, Robert Charlebois… Une technique que Nancy Huston avait déjà utilisée dans ses «romans historiques», comme L’Empreinte de l’ange, Cantique des plaines, Lignes de faille. «C’est hyper important pour moi, dit-elle. J’écoute les musiques en écrivant, parce que ça aide vraiment à évoquer toute une époque. Et puis, je trouvais ça intéressant de me demander ce qu’il pouvait bien y avoir dans un juke-box de la rue Sainte-Catherine en 1951 et me dire: ‘‘Ah! D’accord! Ça va être Billie Holiday!’’ C’est très parlant pour moi.»
Danse noire
En librairie aux éditions Actes Sud / Leméac