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Passeport: de l’attente interminable au chaos

Les files s'allongent chez Passeports Canada.
Alors que les files s'allongent chez Passeports Canada, ce petit billet jaune (à gauche sur la photo) devient très précieux. Catherine Lavarenne témoigne. Photo: Gracieuseté Catherine Lavarenne/Josie Desmarais

LETTRE OUVERTE – Ce petit billet, pour un passeport, il a fallu jouer du coude pour l’avoir. Il n’y avait qu’une dizaine de personnes devant nous à notre arrivée, vers 5h30 du matin. Certain.e.s avaient dormi là. D’autres étaient déjà venus avant, on leur avait dit: revenez 24h avant votre voyage, pas plus tôt.

Ça s’est rempli de plus en plus rapidement. En l’absence d’employé.e.s, la file se gérait d’elle-même. Les gens étaient nerveux, mais courtois. Et puis une agente de sécurité est arrivée et a ordonné à ceux au bout de la file d’avancer, de ne pas bloquer le chemin. Elle les a pressés vers le devant de la file, et là ça s’est crié dessus; je suis là depuis hier soir moi madame; oui mais moi mon vol est à 17h aujourd’hui monsieur; reprenez votre place dans la file; il n’y a pas de file, de hurler l’agente.

Un homme qu’on devine jeune sous son masque a fini par arriver avec les petits numéros tant attendus. Comme un fermier dans un poulailler, il s’est vite retrouvé encerclé de piaillements et de becs tendus: j’étais là avant vous, oui mais pas avant moi, bousculades, invectives.

Et puis on retourne s’asseoir, serrant ce petit bout de papier jaune dans nos doigts comme si l’avenir en dépendait. L’atmosphère se détend, on jase, toi tu pars quand, tu vas où, il y a deux Maroc, plusieurs France, un Cancún, un Miami. Un Berlin, pour y célébrer ses 20 ans avec des ami.e.s, puis rejoindre sa mère en Italie, et puis le sud de la France, Bruxelles, Paris: wow, tu pars pendant quatre mois, ou quoi? Et puis New York et Disney: j’ai économisé toute ma vie pour ce voyage-là. Mes fils sont autistes, c’est la première fois qu’ils voyageront, c’est leur rêve depuis qu’ils sont tout petits. À travers ces projets, on se raconte nos vies, on se lie vite. Et on se demande: toi ta demande, tu l’as envoyée quand? Avril. Mai. Février. Décembre. Tu l’as fait sur place? Non, il n’y avait pas de rendez-vous disponible, j’ai tout envoyé par la poste. On cherche les similitudes, on fait des correspondances, on est toustes dans le même bateau.

À un certain moment une agente vient chercher les personnes qui partent le jour même; puis celles qui partent demain matin; puis celles qui partent demain après-midi (c’était nous); puis on nous fait descendre, former une ligne qui s’étire beaucoup plus après nous qu’avant. Une agente prend en note à la main, sur un calepin jaune, le nom, la date de naissance, le numéro de téléphone, et puis vérifie la preuve de paiement de voyage. N’allez pas trop loin, on va vous appeler.

Pendant ce temps, les campements de fortune érigés par ceux qui n’avaient pas encore fait leur demande attendent. L’air inquiet, leurs occupants soupirent, leur dossier qu’ils ont vérifié trente fois entre les mains. Nous, on remonte à l’étage, le cœur léger.

Et puis on attend, on attend, on attend. On nous dit de rester dans la section là où il y a des tables. Les campeurs du sous-sol passent lentement; il ne reste plus qu’une vingtaine de chaises de camping vides. Il est presque 17h, les bureaux devaient fermer à 16h. On fait semblant d’avoir quelque chose à faire de l’autre côté pour aller glaner des bribes de conversation, on revient avec des rumeurs. Près des grandes fenêtres, les gens sont excédés.

Un homme a appelé une journaliste, qui s’est fait escorter par les agents: pas le droit de filmer à l’intérieur. La femme qui a donné l’entrevue pressent qu’on ne lui donnera pas son passeport, pour la punir d’avoir parlé. À notre table, quelqu’un a entendu dire que celui-là, vous savez, qui était ici avec son fils, a reçu un appel: ses photos ne sont pas conformes, il a dû partir. Et il paraît que la madame au chandail bleu a eu des problèmes parce que son répondant n’était pas joignable. On se jette sur nos téléphones, on appelle nos répondants: tu restes bien joignable, promis? Promis.

Le couple derrière nous, qui est là pour les passeports des enfants, nous dit que le jeune agent aurait assuré à cette femme qui parle au téléphone en souriant que si on n’a pas reçu d’appel téléphonique, c’est bon, on aura notre passeport. Petit moment d’allégresse. Je retourne glandouiller près de la porte, par désœuvrement, et j’entends qu’un après l’autre, les gens reçoivent un appel pour leur dire qu’ils devront appeler à un numéro demain, le numéro de quoi, on ne sait pas. La femme qui a donné l’entrevue dit: ils nous appellent un à un pour ne pas avoir à faire une annonce de groupe et causer l’émeute, comme cet après-midi à Laval. Une personne aux cheveux mauves passe derrière nous: il avait un vol cet après-midi, il ne partira pas.

Et on attend, on attend, on attend.

Puis le silence tombe sur nous d’un coup, ça se sent, quelque chose ne va pas. Je me retourne. Maroc me soupire: la police. La police est là.

On épie pendant encore au moins une heure. Les agentes viennent avec une liste sur une feuille jaune, prononcent presque un nom, repartent. Il n’y a plus grand-monde en ligne devant le bureau des passeports. Les gens qui ont fait leur demande express le jour même sont tous passés, ou en cours d’obtenir leur document. Il ne reste que nous, Maroc, France, Berlin, Cancún, et nos demandes d’avril, de février. De décembre.

Les agentes reviennent. Six policiers les suivent. Elles commencent à crier des noms. Plusieurs d’entre nous sont appelé.e.s; on va se mettre en file devant le bureau. Quel soulagement, quel bonheur. Et puis les agentes arrêtent d’appeler des noms, vont dans l’entrée vitrée, accompagnées des policiers. Ça discute ferme. Elles retournent dans le groupe resté près des tables.

Vos dossiers, commencent-elles, devaient être transférés du bureau où vous avez fait la demande, ou de Gatineau, où ils ont été envoyés par la poste. Le transfert n’a pas été fait. Les bureaux sont fermés. Il n’y a rien qu’on puisse faire. Vous pouvez appeler ce numéro à partir de demain matin pour obtenir un rendez-vous. Ce sera du cas par cas. Vous pouvez revenir lundi matin. Les nerfs lâchent. Les gens lèvent la main, invectivent, cherchent une solution. Mais j’ai déjà reporté mon vol deux fois, madame, crie un homme. Quand est-ce que j’aurai mon passeport? Un autre fond en larmes: sa mère est morte à Kinshasa, il ne sera pas à l’enterrement.

De notre côté on assiste à ça, ces inconnu.e.s devenu.e.s nos compagnons d’attente, pourquoi eux pourquoi nous, on ne sait rien, on n’a rien su de toute la journée et c’est ce qui nous use plus que tout. On a honte de notre chance. Berlin, à côté de moi dans la file, verse une larme, parce que Maroc n’a pas été choisie et pourtant on a passé l’après-midi ensemble, c’est injuste. Disney s’inquiète: on l’a appelée pour le passeport de son mari, mais pas le sien ni celui de ses fils.

On attend encore, encore, encore. On finit par entrer dans le bureau des passeports. On s’assoit. On nous appelle, on avance au compte-gouttes. On se souhaite bonne chance et bon voyage quand on part. Disney a le visage en larmes quand elle quitte la salle, quatre passeports à la main. La fatigue et le soulagement ont finalement eu raison du calme olympien dont elle a fait preuve toute la journée, de sa bonne humeur optimiste à laquelle plusieurs d’entre nous revenaient quand l’espoir flanchait. Vers 23h30, après 18 heures d’attente, c’est notre tour; on passe pas longtemps après la femme qui a donné l’entrevue aux journalistes. On est comme euphoriques, au bord de l’épuisement émotionnel. Je regarde les deux ou trois employées qui continuent à délivrer calmement un passeport après l’autre. Il est presque minuit, il reste au moins une trentaine de personnes qui attendent.

Notre numéro 39? Personne ne nous l’aura demandé.

Je suis rentrée à la maison en me demandant ce que ça doit être de vivre ça, non pas pour aller au Maroc, en France, à Cancún, ou encore à Berlin pour fêter ses vingt ans, mais pour sauver sa vie. Ce que ça doit être d’être victime non pas d’aléas bureaucratiques, mais de répression politique. Et puis la fine ligne entre les deux; rien de comparable, je le sais, mais la ligne devient parfois trouble, s’élargit pour devenir une zone où on glisse de l’un à l’autre, tranquillement, jusqu’à ce qu’il soit trop tard, et qu’on dise comme ailleurs: je ne croyais jamais que ça arriverait ici.

C’est quelque chose que de tenir en soi à la fois l’espèce de trauma collectif qu’on vit présentement dans les bureaux de passeport, et la conscience de son privilège. Je ne sais pas ce que ça vaut que de juger son expérience à l’aune d’un simple «après tout, on n’en mourra pas, comptons-nous chanceux.se.s». Je ne sais rien.

Sauf que Lili va fêter ses vingt ans à Berlin avec ses ami.e.s et ensuite me rejoindre en Italie, et ça, ça me met du baume au cœur.

Cette lettre ouverte a d’abord été publiée sur Facebook.

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