Opinion – D’où vient la colère des gamers?
À lire les commentaires sur YouTube, Facebook, Reddit et les sites de jeux vidéo, on a l’impression que la plupart du temps, les joueurs sont en colère. Fâchés parce qu’un nouveau jeu n’est pas exactement comme ils l’imaginent, parce qu’il roule à 1440p et non en 4K, parce que ce indie est trop dispendieux selon eux, que les serveurs d’un jeu en ligne ne se portent pas très bien le jour du lancement…
D’où vient donc cette colère constante pour ce médium qui est pourtant une source infinie de divertissement, de plaisir entre amis, et de constante évolution? Je me suis posé la question, et voici mon constat.
L’ère de la blague et du plaisir
2004. James Rolfe, un cinéaste amateur spécialisé en film d’horreur de série B, s’amuse à enregistrer une critique de jeu vidéo exagérément fâchée à propos de Castlevania II: Simon’s Quest sur NES. Il faut avouer qu’il avait raison. D’innombrables jeux de NES avaient des failles dans leur game design : problèmes de contrôles, mécaniques volontairement floues qui vous forçaient à acheter un guide, une difficulté ridiculement élevée, ou une expérience de piètre qualité.
C’est peut-être pourquoi la vidéo est devenue virale lorsque James Rolfe s’est finalement décidé à la téléverser sur ce nouveau site nommé « YouTube ». Une génération de joueurs ayant grandi avec la NES ont adoré voir les mauvais jeux de leur enfance se faire démolir. Une sorte de vengeance comique dans des vidéos nostalgiques et vulgaires : choses qui n’auraient jamais pu être diffusées à la télévision.
Les amateurs de jeux rétro ont alors sorti leur caméra, et des dizaines (centaines?) de clones du Angry Video Game Nerd sont nés. Certains ont toujours été excellents et le sont encore aujourd’hui (comme le Joueur du grenier), tandis que d’autres n’ont pas l’originalité, la qualité de production ou l’humour de James Rolfe.
Depuis 15 ans, cette mode a évolué, mais persiste toujours.
Une blague qui tourne au vinaigre
Voilà notre première clef : pour toute une génération de joueurs, la « critique fâchée » est LA façon de s’exprimer sur YouTube. Tranquillement, les YouTubers ont laissé tomber les personnages et les sketchs, pour remplacer tout ça par une personnalité forte, et une agressivité surjouée, jusqu’à ce qu’on puisse difficilement faire la différence entre l’opinion et la blague.
Plus le streameur crie et se fâche, plus l’audience est heureuse. Pourtant, si ces réactions avaient lieu dans n’importe quel autre contexte, on lâcherait un coup de fil à l’asile psychiatrique. On se retrouve avec toute une génération pour qui YouTube a normalisé les comportements agressifs à un niveau maladif.
On ne veut peut-être pas se l’admettre, mais lorsque tout le contenu YouTube que vous consommez par rapport à votre passe-temps favori penche vers le négatif, ça finit nécessairement par influencer votre attitude.
Avant, l’absence d’information nous laissait seuls avec nous même devant le mur de pochettes de jeu du club vidéo ou du magasin. C’était l’émerveillement, la découverte, la surprise. Vous l’essayez par vous même, vous faites votre propre idée. Aujourd’hui, entre le moment où la bande-annonce d’un jeu vous est dévoilée et le moment de l’avoir dans vos mains, vous verrez des dizaines d’articles clickbait contenant des spoilers, des controverses, et bien sûr, des critiques cyniques de YouTubers qui feront tout pour avoir votre attention. Rester positif est de plus en plus difficile.
Le moment Skynet
La tragédie, c’est lorsque tout le monde s’est rendu compte que c’était plus payant de faire des vidéos négatives que positives. Les algorithmes vous poussent des vidéos populaires, et ceux-ci le sont parce qu’on a plus tendance à cliquer sur un titre qui nous dit essentiellement « je vais vous dire pourquoi c’est de la merde », plutôt qu’une opinion positive ou nuancée. C’est le sensationnalisme que les médias de masse ont cultivé pendant des années, appliquées sur l’art.
C’est le moment Skynet, où les machines ont compris que la meilleure façon de capter notre attention, c’est avec la colère.
Vous ne voudrez pas l’admettre, mais la qualité des jeux d’aujourd’hui n’a absolument rien à avoir avec ce que le Angry Video Game Nerd critiquait (avec raison). On trouve des navets ici et là, mais on est inondé de nouvelles sorties d’une qualité remarquable. Vous pouvez piger dans les jeux les plus populaires les yeux fermés : le pire qui peut nous arriver, c’est que l’expérience soit médiocre ou peu mémorable. On ne pouvait pas en dire autant des jeux de licences sur NES.
Mais alors, qu’est-ce qu’on critique si on veut avoir des clics, mais que les jeux sont trop bons?
Tout! Vous pouvez être assuré que le moindre problème sera mis sous la loupe, même s’il sera corrigé dans une mise à jour la semaine suivante. Le sensationnalisme est à son paroxysme. On s’approche de plus en plus de notre réponse.
Pouce en haut, pouce en bas
Il fut un temps où les notes sur Steam et YouTube étaient sous forme d’étoiles (1 à 5). Depuis, la plupart des notations en ligne, y compris ces deux plateformes, sont passées au mode « j’aime » ou « je n’aime pas ». Fini la nuance, maintenant c’est soit bon, soit mauvais. Choisissez votre camp.
Depuis, les critiques sur Steam sont épouvantables. On y voit souvent des gens qui vont laisser un « je n’aime pas » sur un produit simplement parce qu’il ne supporte pas un deuxième écran, une résolution ou une carte graphique spécifique. De dire « je déteste ce jeu » pour un détail comme ceci (alors que les configurations possibles pour un PC sont pratiquement infinies) est un peu excessif. En même temps, c’est la seule option que Steam lui offre.
Le total des « likes/dislikes » est alors compilé en une vague idée du consensus général, mais peut être complètement faussé par une multitude de facteurs. Un groupe de « haters » sexistes qui sont fâchés que le personnage principal du nouvel opus d’une série soit une femme? Paf! L’évaluation globale du jeu, celle qui est affichée juste en dessous du titre et qui est impossible à éviter du regard sera alors « négative ».
Puis il y a aussi le mystérieux « j’ai joué 1000 heures à ce jeu, mais c’est de la merde », que l’on retrouve sur tous les titres moindrement populaires.
On a beau essayer d’avoir une conversation nuancée sur des jeux aux critiques divisées, mais puisque l’Internet vous force à choisir entre « pour ou contre », c’est tout simplement impossible. Je vous défie d’écrire sur Internet que Breath of the Wild n’est pas l’absolue perfection, ou que Cyberpunk 2077 n’est pas le pire jeu de tous les temps! Opinions aux extrêmes = conflit assuré.
Mesurer l’art
Certains joueurs considèrent les vidéos d’analyse de Digital Foundry comme une critique en soit, qui dictera si ce jeu sera leur prochain achat. Pas d’opinion sur le level design, le scénario, le gameplay ou l’innovation : juste une liste de chiffres à atteindre. L’élément « plaisir » est mis de côté et remplacé par une analyse froide et technique : une critique objective, dénuée d’émotion et de nuances.
La maladie a débuté sur PC, alors que les amateurs de tuning voulaient prouver que leur nouvelle machine était bien plus puissante que ces pauvres consoles (sans jamais mentionner que son matos lui a coûté les yeux de la tête).
Pas surprenant que ces joueurs soient toujours en colère : pour eux, les jeux ne leur procurent pas de plaisir, ils ne sont qu’une série de benchmarks qui n’atteignent pas toujours leur cible.
L’élitisme égoïste
Une autre source inépuisable de colère : les élitistes fâchés que le médium soit de plus en plus inclusif. Ceux qui se plaignent que la présence d’options d’accessibilité ruine leur expérience, comme Mike Matei dans ce vidéo sur le costume optionnel qui apparaît dans Super Mario 3D World lorsque vous mourrez plusieurs fois.
Être contre les options d’accessibilité, c’est aussi de dire à de jeunes enfants qu’ils n’ont pas le droit d’apprécier les jeux Mario s’ils ne sont pas aussi bons qu’un adulte. Ou de dire à un handicapé qui n’arrive pas à bout d’un obstacle pour des raisons techniques, que « c’est de sa faute, et qu’il a juste à ne pas être handicapé ». Ou de fermer la porte aux joueurs occasionnels, qui n’ont simplement pas l’expérience, le temps et la patience de s’améliorer, mais qui voudraient tout de même relaxer devant un jeu Nintendo (qui est censé être un produit accessible et universel).
Pleurnicher contre un médium qui veut être inclusif, c’est complètement absurde, puisque ces options permettent justement d’élever le niveau de difficulté, tout en laissant la porte ouverte pour tout type de joueurs (Celeste, Super Mario 3D World, Hadès). Le discours anti-accessibilité est souvent tristement lié à l’égo, de considérer que c’est plus important de pouvoir se vanter de ses prouesses, que de permettre à d’autres d’avoir du plaisir, et ça, c’est terriblement toxique.
D’où vient la colère des joueurs? Était-ce les critiques cyniques sensationnalistes de YouTube? Les systèmes de notation qui forcent les joueurs à avoir une opinion sans nuance? De réduire cette forme d’art à une analyse technique? De refuser l’évolution du médium et de demander à ce qu’il reste un cercle fermé pour son propre égo? Probablement toutes ses réponses et plus encore.
Quoi qu’il en soit, on est tous responsables de la négativité que l’on déverse sur les réseaux sociaux. La solution est simple :
- Éviter les créateurs de contenus qui exploitent la négativité pour être vus
- Accepter les opinions différentes des vôtres. Soyez franc et nuancez vos propos
- Se rappeler que les jeux sont censés nous apporter du plaisir : si ce n’est plus le cas, il y a une introspection à faire
- Se réjouir lorsque le bassin de joueurs s’élargit, plutôt que de leur fermer la porte pour des raisons purement égoïstes
Parlez-nous de vos jeux préférés, de vos découvertes, de vos moments marquants! Soyez positif!
Un texte de Martin Brisebois de Jeux.ca