États-Unis: des procureurs de gauche veulent changer les choses
«Je suis immigrée, j’ai grandi dans la pauvreté et j’ai toujours été du côté de la défense.» Tout juste élue procureure près de Washington, Parisa Dehghani-Tafti, sait qu’elle n’a pas vraiment le profil «typique» de l’emploi.
Née en Iran il y a 46 ans, mère de deux enfants noirs, elle fait partie d’un petit groupe de procureurs de gauche qui, à l’heure où Donald Trump nomme des juges par brassées dans les tribunaux fédéraux, font souffler un vent contraire sur la justice des États-Unis.
«Nous sommes la nouvelle ligne de front»: «Le système fédéral devient de plus en plus conservateur, ce qui rend d’autant plus important l’engagement de réformistes au niveau local», estime Mme Dehghani-Tafi lors d’un entretien avec l’AFP.
Aux côtés des accusés pendant des années, elle raconte avoir observé «les mêmes problèmes dans le système pénal», peines excessives, inégalités raciales, erreurs judiciaires…
«À un moment, je n’ai plus pu ne pas essayer de les résoudre», poursuit celle qui s’est alors lancée dans la course du comté d’Arlington, avec le soutien financier du philanthrope progressiste George Soros.
Depuis son arrivée à la Maison-Blanche en 2016, le président américain a nommé près de 200 juges aux vues conservatrices dans les tribunaux fédéraux. En parallèle, une quarantaine de procureurs atypiques – dont des proches de détenus et même un biker tatoué – ont été élus en promettant de sortir du tout répressif.
Ils «représentent en termes absolus une goutte d’eau dans l’océan des 23 000 procureurs élus aux États-Unis», relève Miriam Krinsky, directrice de l’organisation Fair and Just Prosecution.
Mais ils ont émergé «dans des juridictions urbaines très peuplées, comme San Francisco, Philadelphie, Orlando qui ont un gros impact en termes de population carcérale», note-t-elle.
Incarcération de masse aux États-Unis
Les États-Unis ont le plus grand nombre de prisonniers au monde, avec plus de 2,2 millions de détenus au total, et les Américains sont de plus en plus conscients du gâchis humain et financier de cette incarcération massive.
Or, moins de 10% des détenus ont été condamnés par la justice fédérale. Le sort des autres a été scellé par des «districts» ou des «state attorneys» qui, traditionnellement, ont prôné la fermeté face au crime pour assurer leur réélection.
La nouvelle «ligue de justiciers» a rompu avec cette approche, explique Rachael Rollins, procureure de Boston et sa banlieue depuis un an: «Contrairement à nos prédécesseurs, nous ne considérons pas que la prison soit la seule solution à tous les problèmes, petits et gros.»
Cette femme noire de 48 ans, dont deux frères ont été incarcérés, a fait campagne en promettant de ne plus poursuivre une quinzaine de délits, notamment la possession de marijuana. Elle a reçu 80% des suffrages dans cette ville qui vote traditionnellement démocrate, aime-t-elle rappeler.
Depuis son élection, elle a fait les gros titres en refusant que les agents des services d’immigration arrêtent les sans-papiers dans les tribunaux. «S’ils sont témoins d’un crime, je veux qu’ils se sentent libres de venir témoigner», explique-t-elle.
Et comme ses confrères et consoeurs réformistes, elle travaille pour diminuer inégalités raciales dans le système pénal ou bavures policières.
«Lynchée»
Le besoin de réformes «a donné une plate-forme pour des gens comme moi», dit Aramis Ayala, première femme noire élue procureure d’une région de Floride, autour d’Orlando en 2016.
Dès sa prise de fonction, Mme Ayala a subi une fronde violente, dont des insultes racistes ou sexistes. «J’ai reçu des menaces de mort, un responsable fédéral a même dit que je mériterais d’être lynchée», raconte-t-elle.
Des attaques autant dues à son programme qu’à son profil, dit-elle. «Si vous appartenez à une minorité et que vous soutenez le statu quo, on vous applaudit, mais vous devenez un problème à la minute où vous vous appuyez sur votre expérience pour souhaiter du changement.»
Parce que des dossiers lui ont été retirés par le procureur de l’État quand elle a fait savoir qu’elle ne demanderait jamais la peine de mort, elle a finalement décidé, à 44 ans, de ne pas se représenter en 2020.
Mais d’autres ont pris la relève malgré un profil détonnant et aucune expérience dans la poursuite de criminels.
Chesa Boudin, qui avait 14 mois quand ses parents, des militants d’extrême-gauche, ont été condamnés à de longues peines de prison pour avoir participé à un braquage meurtrier, a été élu à San Francisco en Californie. Marc Gonzalez, membre d’un gang de bikers et au torse couvert de tatouages, a été élu à Corpus Christi au Texas.
Les procureurs de gauche sont des «voyous», disent les Républicains
Les plus vives critiques à l’encontre de ces procureurs de gauche sont venues du sommet de l’État. Donald Trump leur a reproché de ne pas poursuivre des criminels qui posent «une menace grave pour la sécurité». Son ministre de la Justice Bill Barr dénonce régulièrement des «procureurs voyous» qui «démoralisent les policiers».
«Nous vivons dans nos communautés, nous ne voulons pas qu’elles deviennent moins sûres», rétorque Mme Dehghani-Tafti qui à l’origine avait entamé des études de droit après la condamnation d’un ami noir pour un crime qu’il n’avait pas commis et a longtemps dirigé une branche de l’Innocence Project, association de lutte contre les erreurs judiciaires.
À Boston, «on a eu 38 homicides en 2019 contre 62 l’année précédente», rappelle de son côté Rachael Rollins.
Pour Hadar Aviram, professeur de droit à l’université de Californie, il est trop tôt pour faire un bilan de leur action à la fois sur la criminalité mais aussi sur leurs objectifs en terme de population carcérale ou de justice raciale.
À ce stade, souligne-t-elle, «difficile de prévoir dans quelle mesure une personnalité charismatique réussit à changer la culture d’une organisation.»