La famille Kurdi: «Nous étions si heureux…»
Derrière la photo la plus célèbre de l’année, l’histoire d’une famille frappée de plein fouet par la crise des réfugiés syriens. La tante des petits Alan et Ghalib, Tima Kurdi, a accepté de raconter à Métro l’histoire de cette famille qui s’aimait au-delà de la guerre mais dont la mer a balayé tous les espoirs.
Quels ont été vos derniers moments avec eux?
La dernière fois que j’ai vu Abdullah et Rehanna ensemble, c’était lors d’un voyage à Damas, en 2011, autour d’avril ou mai. C’était le printemps, et ils formaient une famille heureuse. Rehanna était enceinte de leur premier enfant, Ghalib. Abdullah blaguait avec tout le monde. Nous avons célébré la fête de notre neveu. Il y avait de la musique, nous dansions… Nous étions si heureux! Abdullah parlait au bébé qui dormait dans le ventre de sa femme. J’étais avec eux lorsque le docteur leur a annoncé qu’ils attendaient un garçon. Je revois Abdullah embrasser mon père en lui disant: «Je vais avoir un garçon, papa, et je vais l’appeler comme toi: Ghalib.» C’est cette belle famille que nous formions…
Mais dès le début, ils ont dû lutter, à cause de la guerre qui commençait en Syrie. Nous ne savions pas qu’elle allait durer aussi longtemps. Nous pensions qu’en quelques mois, peut-être un an tout au plus, tout serait fini. Mais quand la guerre a atteint Damas, c’est le quartier où vit ma famille qui a été touché le premier. Je me rappelle que mes proches me parlaient de la guerre, des attaques-suicides qui se multipliaient, des points de contrôle de plus en plus nombreux. Ils vivaient dans la peur de mourir, tous les jours.
Les gens ne peuvent pas imaginer ce que c’est d’avoir une famille dans un pays en guerre. Chaque fois qu’une bombe tombe sur Damas, ma première pensée est toujours celle-ci: «Est-ce que c’est la maison de ma sœur, celle de mon frère, cette fois, qui a été détruite?»
Vos proches ont vécu au cœur de la guerre en Syrie. Quel était leur quotidien?
En 2012, le fils de mon frère Mohammed, Sherco – il avait 12 ans à l’époque –, jouait au soccer avec ses amis, juste en face de sa maison. Un homme est sorti de nulle part et s’est fait exploser. Mon neveu de 12 ans a été témoin de ça. Sherco m’a raconté qu’il y avait du sang partout sur leur maison, des lambeaux de chair dans la rue… Pouvez-vous imaginer qu’un enfant soit témoin de ça?
Un autre jour, alors qu’il revenait de l’école, un de ses amis a reçu une balle dans la tête. Il est mort devant lui, sous ses yeux. Sherco a dû courir pour se mettre à l’abri dans le salon de barbier de Mohammed. Il tremblait, inconsolable.
Mohammed a décidé que ça ne pouvait plus durer ainsi. Il a décidé de partir. Mon père lui disait: «Allez vous mettre à l’abri et revenez quand les choses se seront calmées à Damas.» Mohammed a pris quelques affaires puis est parti avec sa famille. Ils n’ont jamais pu revenir.
«Quand vous bercez vos enfants le soir et que vous savez qu’ils ont le ventre vide, votre cœur de parent saigne. C’est ce que vivaient mon frère et ses enfants.» – Tima Kurdi, sœur d’Abdullah Kurdi et tante des petits Alan et Ghalib, décédés à 3 et 5 ans
Abdullah et sa famille ont fui en Turquie quand la guerre a gagné Kobané. Comment était leur vie là-bas?
Abdullah, comme beaucoup d’hommes de Kobané, est allé travailler en Turquie après que la guerre a rendu la vie trop difficile à supporter en Syrie. Il voulait trouver un meilleur travail pour envoyer de l’argent à sa famille. Il travaillait dans une usine comme homme de main. Il était heureux de rendre service, mais ce travail ne lui permettait pas d’amasser suffisamment d’argent. Le patron se sentait mal par rapport aux difficultés d’Abdullah. Il lui a offert de dormir gratuitement à l’usine, derrière une toilette. «Je vais te laisser dormir ici le soir et je te réveillerai le lendemain à l’ouverture.» Abdullah a accepté: il économisait ainsi le loyer et pouvait enfin envoyer de l’argent à Rehanna et aux enfants. Il a dormi pendant plus d’un an dans les toilettes de cette usine. Il blaguait à propos de cette situation ridicule. Il avait la force d’en rire…
Kobané a par la suite été envahie par l’État islamique. C’est à ce moment qu’Abdullah a décidé de faire venir Rehanna et les enfants en Turquie. Son patron a offert d’héberger la famille dans la toilette où Abdullah dormait déjà depuis un an. Pendant trois mois, ils ont dormi tous les quatre dans ce minuscule local. Ils ont vite compris qu’ils ne pouvaient plus continuer comme ça.

La traversée
Vous souvenez-vous de la journée qui a précédé le drame?
Je parlais chaque jour à mon frère avant la tragédie. J’ai gardé tous ses messages et tous ses appels dans mon téléphone. Je lui demandais ce qui s’était passé pendant sa journée; il me répondait: «Nous attendons encore le passeur, les vagues sont trop hautes pour traverser, nous devons attendre.»
Puis, un matin, le passeur lui a dit: «OK, c’est aujourd’hui que vous partez.» Ils ont amené tout le monde dans un camion jusqu’à une île située à une heure de route. Une île où il n’y a rien, surtout pas de chemin de retour. Les passeurs sont des gens très durs. Ils hurlent contre tout le monde: «Vous restez ici et vous vous tenez tranquilles, je ne veux pas que la police débarque.» C’est de cette île qu’Abdullah m’a écrit: «Demain, ma sœur, nous traversons.»
Paix pour la Syrie
Tant que la guerre en Syrie durera, Tima Kurdi ne pourra pas trouver le repos dont elle et sa famille ont tant besoin.
«La seule chose qui pourrait m’apporter la paix, c’est de voir la fin du conflit en Syrie. Tout ça est allé beaucoup trop loin. C’est assez, il y a eu trop de souffrance. C’est tout ce que je demande aux leaders du monde: trouvez une solution à cette guerre. Des innocents se font tuer tous les jours. C’est tout ce qui devrait importer: la souffrance inimaginable d’un peuple innocent.»
«Tout ce que je demande à ceux qui dirigent le monde, c’est de ne pas oublier mon neveu, le petit Alan Kurdi. Ne laissez pas sa mort être vaine.» – Tima Kurdi, tante de Ghalib et d’Alan, sœur d’Abdullah et belle-sœur de Rehanna
Au cours de l’entretien, Mme Kurdi s’est remémoré le Damas de son enfance, alors que la capitale syrienne vivait en paix.
«Quand j’étais jeune, mes voisins étaient de toutes les religions. Nous pouvions sortir le soir, marcher dans les parcs, écouter la musique, discuter en terrasse autour d’un verre… Damas était unique… Damas était en paix.
Je me rappelle quand je suis allée à Montréal en 2006 pour ma lune de miel. Mon Dieu, j’avais le sentiment de revenir dans le Damas de mon enfance! Je me sentais chez moi là-bas. Les façades de brique du boulevard Saint-Laurent, les gens heureux qui discutaient dans les restos. Tout le monde semblait trouver que la vie était belle. Comme à Damas, autrefois…»