«Squid Game» aurait-il eu le même succès sans le contexte actuel d’endettement?
Entre les déguisements en tenues rouges, les masques dotés de triangles pour Halloween, ou encore les gens qui jouent aux jeux de «Squid Game» dans le métro de Montréal, la fièvre de la série coréenne s’est fait sentir dans le monde entier. Néanmoins, alors que la pandémie de COVID-19 a bouleversé l’économie mondiale, on peut se demander si la série a bénéficié du contexte économique actuel.
Elaine Chang, University of Guelph
Avis au lecteur: Cet article dévoile des éléments d’intrigue de «Squid Game».
La série coréenne «Squid Game», qui fait sensation sur Netflix, est-elle une allégorie du capitalisme actuel? La réaction qu’il produit évoque une forme ancienne de théâtre, les moralités médiévales, qui martelaient la menace de la damnation éternelle par les sept péchés capitaux.
En tant que professeure de littérature spécialisée dans le cinéma et les médias vidéo, je suis généralement à la recherche de « contradictions constitutives » – c’est-à-dire les hypocrisies propres aux sociétés ultra-capitalistes, démocratiques et prétendument justes et qui défient la règle de droit et le bon sens.
Je suis donc indécise sur la manière d’interpréter l’allégorie dans la parodie d’élections au deuxième épisode de la série. Ce serait une allégorie dans la mesure où la trame narrative véhiculerait un sens profond ou caché que l’auditoire doit décoder – auquel cas, c’est sa réaction qui produit l’allégorie. Mais peut-être aussi qu’il n’y a aucune allégorie et que «Squid Game» ne fait que mettre à nu le mal et l’hypocrisie, de manière particulièrement graphique et crue.
Un capitalisme sans alternative
En neuf épisodes, cette série-coup de poing expose le « réalisme capitaliste ». Cette expression du philosophe Mark Fisher décrit l’impossibilité d’imaginer qu’il y ait quoi que ce soit hors du système politico-économique en place, ni même une alternative à ce système.
Or, quand on demande au créateur de la série Hwang Dong-hyuk s’il a délibérément entrepris d’exposer le capitalisme actuel à travers son côté inhumain et mortel, celui-ci se moque de l’idée même que sa série puisse comporter un message ou un sens «profond». Il déclarait au Guardian: «La série est motivée par une idée simple: nous nous battons pour nos vies même si les dés sont pipés.»
La série s’inspire de ses expériences personnelles durant la récession mondiale de 2009. Le financement public pour ses projets de films s’était alors tari, le contraignant lui, sa mère et sa grand-mère, à s’endetter.
Séduit par les jeux survivalistes extrêmes dépeints dans les manga japonais et sud-coréens, Hwang s’est demandé jusqu’à quelle outrance il pourrait aller pour se maintenir en vie, lui et sa famille. Il n’a pas eu besoin de chercher bien loin pour trouver des récits édifiants.
Des événements réels
L’histoire du héros de la série, Seong Gi-hun, est une transposition d’un conflit violent – et réel – chez le fabricant automobile SsangYong en 2009. Suite au licenciement de 40% des 2 600 employés, les 1 000 grévistes avaient tenu tête pendant 77 jours au service de sécurité privé de l’entreprise allié à la police coréenne et une trentaine d’entre eux y ont perdu la vie – souvent par suicide.
Sous l’effet du sous-emploi et du chômage chronique et des pertes matérielles (aggravées par la pandémie), le niveau de la dette personnelle des Sud-Coréens a grimpé à 105 % du PIB en 2021. Au Canada, la dette moyenne des ménages a explosé pour atteindre 112 % au premier trimestre de 2021, avant de retomber à 109 % au deuxième trimestre.
«Squid Game, c’est le monde où nous vivons», a déclaré Hwang Dong-hyuk au Guardian, sans prétention ni exagération.
Carcan financier
Dans son rôle de Seong Gi-hun, l’acteur Lee Jung-jae incarne l’homme ordinaire qui joint les rangs des millions de travailleurs déplacés et rejetés. Pris au piège des jobines de service, réduit à travailler comme chauffeur après la faillite du restaurant où il travaillait, ce joueur compulsif au visage attachant et expressif est étranglé de dettes bancaires et usuraires.
Son ex-femme s’est remariée avec un homme avec une belle situation et qui prévoit s’installer aux États-Unis, avec elle et leur fille. Le nouveau mari peut se permettre de célébrer l’anniversaire de sa belle-fille dans un «steakhouse» (prononcé en anglais pour plus d’emphase), tandis que Seong Gi-hun avale un hot-dog et une galette de poisson à la cantine et ne trouve à offrir qu’un présent ridicule remporté à la galerie de jeux.
Joueur invétéré et éternel optimiste, Seong Gi-hun s’imagine toujours sur le point de gagner le Gros Lot – quand il parie l’argent de sa mère ou quand il joue au ddakji dans une station de métro de Séoul.
Mais comme tous les jeux de hasard, il est clair que cette partie de ddakji est truquée dès le départ. Il est également clair que les 456 concurrents du «jeu du calmar» (Gi-hun est le no 456) mettent leur vie en jeu dans une bataille ultime avec l’espoir de rafler le grand prix en argent, dans un suspense où les défis et les risques augmentent de jeu en jeu. Cette intrigue n’est pas sans rappeler le récit japonais Battle royale, dont s’est explicitement inspiré Hwang.
Contradictions
Ce qui est moins clair – et source de contradictions constitutives et d’ironies à gogo –, c’est la raison pour laquelle tant de téléspectateurs suivent cette série. «Squid Game» fracasse tous les records chez Netflix, devançant même le succès de la série la plus populaire, Bridgerton. Bloomberg News estime que «Squid Game» a rapporté 900 millions de dollars américains jusqu’à présent.
Cependant, sa réalisation n’a coûté qu’environ 21 millions de dollars, et son créateur Hwang Dong-hyuk, qui y a perdu six dents à cause du stress, ne touche aucune redevance. Et il espère d’être reconnu pour autre chose un jour.
Un livreur coréen non identifié a déclaré au Guardian: «Il faut payer pour regarder [l’émission] et je ne connais personne qui me laissera utiliser son compte Netflix… De toute façon, quel intérêt à suivre une bande de types écrasés de dettes? J’ai juste à me regarder dans le miroir.»
Pourquoi, en effet, un téléspectateur avec les mêmes difficultés financières que les personnages voudrait-il regarder «Squid Game»? J’ai recherché sur Internet pour déterminer quelle part des 142 millions de foyers ayant visionné la série avait souscrit à la période d’essai gratuit. Je n’ai pas trouvé la réponse.
Hwang Dong-hyuk négocie avec les bonzes de la diffusion en continu pour une éventuelle suite ainsi que d’autres projets de films. Compte tenu de la croissance prévue du secteur, qu’est-ce que les téléspectateurs sont prêts à payer ou à sacrifier pour continuer de visionner «Squid Game»?
Plus précisément, pourquoi le feraient-ils? Je pense que la réponse à la question de l’allégorie du capitalisme actuel dépend de ce que les spectateurs voient se refléter à l’écran. Un spectateur se reconnaîtra dans un personnage, alors qu’un autre y percevra une souffrance qu’il n’imaginait même pas.
Ces vecteurs d’identification divergents peuvent déterminer s’il y a ou non un sens profond ou caché à «Squid Game». Ils pourraient influencer la création de nouveaux jeux de hasard, de manipulation et de survie toujours plus affreux. Mais pour le découvrir, il faudra rester à l’écoute.
Elaine Chang, Associate Professor, English and Theatre Studies, University of Guelph
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.