Un «système d’immigration brisé» qui nuit aux travailleurs temporaires
Les délais de traitement et les contraintes liées aux permis de travail des étudiants internationaux et des travailleurs temporaires poussent un grand nombre d’entre eux vers une précarité migratoire et financière.
Quelques semaines après son arrivée à Montréal en 2019, Patricia Jiménez a décroché un emploi à temps partiel qui lui a permis de «joindre les deux bouts» pendant sa maîtrise en études internationales. Elle a trouvé dans son travail de préposée à l’entretien ménager commercial une solution temporaire pour subvenir à ses besoins, en attendant d’apprivoiser la langue française en vue d’obtenir un meilleur emploi.
«J’ai suivi des cours de français parallèlement à mes cours à l’université et à mon emploi», dit la Colombienne vingtenaire, originaire de Bogotá. «Ce n’était pas facile à gérer, mais j’étais déterminée à m’intégrer pour pouvoir demeurer ici après mes études.»
Mme Jiménez souhaitait pouvoir décrocher un emploi dans son domaine d’études une fois son diplôme obtenu. Toutefois, son permis d’études ayant expiré avant qu’elle ne reçoive son permis de travail postdiplôme (PTPD), elle n’a pas le droit de travailler depuis le mois de juillet.
Les immigrants à statut temporaire se retrouvent de plus en plus coincés dans une brèche administrative. Ce n’est pas qu’on n’a pas la volonté de travailler; le système est brisé.
Patricia Jiménez, arrivée à Montréal en 2019
Délais déraisonnables
Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada indique sur son site Web qu’actuellement le délai de traitement pour l’obtention ou la prolongation d’un permis de travail au Canada est de 167 jours si la demande est faite en ligne et de 99 jours si elle est faite sur papier. Toutefois, ces délais ne tiennent pas compte du temps supplémentaire requis pour la transmission de données biométriques, lequel peut s’élever à plusieurs mois.
Boulet a dit que les immigrants ne veulent pas travailler, mais il ne se rend pas compte que le gouvernement nous pousse vers [les limbes] du système.
Patricia Jiménez, arrivée à Montréal en 2019
Elle fait allusion aux propos controversés émis par le ministre de l’Immigration Jean Boulet le 21 septembre dernier, selon lesquels «80% des immigrants s’en vont à Montréal, ne travaillent pas, ne parlent pas français ou n’adhèrent pas aux valeurs de la société québécoise».
«J’ai été insultée lorsque j’ai appris ce que Boulet a dit parce que j’ai fait beaucoup de sacrifices en laissant ma famille derrière pour recommencer à zéro dans ce pays.»
Perdre son statut
Julia* est arrivée à Montréal en 2018 pour travailler comme gardienne d’enfants à domicile. Titulaire d’un permis de travail fermé lié à son employeur, elle a honoré son contrat de travail de deux ans malgré «les conditions précaires» offertes par son employeur.
«C’était très difficile car j’ai vécu de l’exploitation et du harcèlement psychologique. J’étais coupée du monde en vivant sept jours sur sept chez mon employeur et je ne connaissais pas mes droits», raconte la travailleuse africaine, qui a perdu son statut migratoire au milieu de 2020 après l’expiration de son permis de travail.
«J’ignorais quand je devais renouveler mon permis et que je pouvais demander un Certificat de sélection du Québec, j’ai passé deux ans à travailler au Canada sans le savoir.» C’est grâce à l’intervention du Centre de travailleuses et travailleurs immigrants (CTI) de Montréal que la travailleuse a pu régulariser son statut et obtenir un permis de travail ouvert au printemps dernier.
Faire fi des propos de Boulet
Ayant choisi de venir travailler au Québec parce qu’on y parle français, Julia déplore elle aussi les propos lancés par Jean Boulet.
J’étais hors de moi quand j’ai appris ce qu’il a dit. Le problème du Québec, ce ne sont pas les immigrants; au contraire, nous sommes la force de la main-d’œuvre. Il y a beaucoup d’immigrants qui n’attendent qu’à être régularisés.
Julia, travailleuse temporaire
«C’était vraiment choquant et blessant, mais ça ne va pas me décourager parce que nous avons notre place dans la communauté. Il faut continuer à travailler», exprime pour sa part Johnley Pierre, dirigeant et cofondateur de l’organisme montréalais à but non lucratif NSK, voué à soutenir les jeunes et les familles en situation de vulnérabilité depuis 2018.
«Notre organisme doit son succès aux immigrants, beaucoup de bénévoles chez nous travaillent très fort pour aider des gens dans la précarité», poursuit l’entrepreneur québécois d’origine haïtienne.
Loin de la réalité
Pour Manuel Salamanca, membre bénévole et chercheur au Centre des travailleuses et travailleurs immigrants (CTI) de Montréal, l’écart entre le discours du gouvernement et la réalité des travailleurs est évident. «C’est indignant d’entendre d’un côté les propos du ministre et, de l’autre, de voir quotidiennement des centaines de travailleurs qui endurent des conditions de travail beaucoup plus précaires que celles des travailleurs québécois.»
Pour lui, le fait que le gouvernement du Québec ait refusé, contrairement à d’autres provinces, d’élargir les critères du programme de régularisation des travailleurs essentiels, instauré par le gouvernement fédéral pour les demandeurs d’asile durant la pandémie, «confirme que le discours de reconnaissance des travailleurs immigrants n’était qu’une façade».
M. Salamanca déplore «que le gouvernement fasse fi des difficultés, des barrières systémiques et de la violence administrative» que rencontrent les immigrants à statut précaire et les travailleurs titulaires d’un permis temporaire, embauchés en grand nombre par des agences de placement.
«Le gouvernement privilégie l’arrivée d’immigrants temporaires plutôt que de résidents permanents, pour contrer la pénurie avec une main-d’œuvre bon marché. Mais il est en train de créer une machine qui génère un grand nombre de sans-papiers, parce qu’il n’a pas une structure adéquate pour soutenir ce flux.»
Travailler davantage
Le gouvernement fédéral a annoncé qu’à compter du 15 novembre 2022 et jusqu’au 31 décembre 2023, les étudiants postsecondaires étrangers seront autorisés à travailler hors de leur campus plus longtemps que la limite actuelle de 20h par semaine.
Selon le ministre fédéral de l’Immigration, Sean Fraser, ce changement devrait «contribuer à soutenir la croissance postpandémique du Canada et donner à de nombreux étudiants de niveau postsecondaire une plus grande possibilité de subvenir à leurs besoins».
Alors que l’on compte plus de 500 000 étudiants étrangers actuellement au Canada, le gouvernement fédéral croit que cette mesure pourrait contribuer à combler partiellement la pénurie de main-d’œuvre qui affecte l’économie canadienne.
*Nous avons omis le nom de famille de la travailleuse afin de protéger son identité
Ce texte a été produit dans le cadre de L’Initiative de journalisme local.