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Polytechnique, du déni à la réconciliation

Polytechnique
La réalisatrice Judith Plamondon et Nathalie Provost, survivante de la tuerie de Polytechnique, pour le documentaire Polytechnique: Ce qu'il reste du 6 décembre. Photo: Josie Desmarais/Métro

Il n’a fallu que 20 minutes à Marc Lépine pour faucher la vie de 14 femmes. Mais il aura fallu presque 30 ans pour que la douleur causée par la tuerie de Polytechnique s’apaise suffisamment pour qu’on puisse regarder la tragédie en face.

Le 6 décembre 1989, quelques jours avant la fin de la session, Marc Lépine entre dans le local C-230.4 de l’école Polytechnique de Montréal, où a lieu un cours de la faculté de génie mécanique.

Armé d’une carabine semi-automatique, il fait sortir les hommes et rassemble les neuf femmes qui restent dans un coin.

«Je combats le féminisme», leur lance-t-il avant de décharger son fusil sur elles.

Lépine, 25 ans, poursuit son massacre dans la cafétéria, puis dans une autre salle de cours, avant de se suicider d’une balle dans la tête. 

Bilan: 14 morts, que des femmes.

Quelques jours plus tard, la police présente une lettre dans laquelle le tueur explique son geste par la haine qu’il voue aux féministes, qu’il accuse «d’avoir gâché [sa] vie».

Il avait également dressé une «liste rouge» de femmes à abattre, des personnalités issues des médias, de la politique et du syndicalisme. 

La preuve est accablante, mais la société québécoise de l’époque a bien du mal à voir la tragédie pour ce qu’elle est : un crime contre les femmes, parce qu’elles étaient femmes. Et pas n’importe quelles femmes, des futures ingénieures, dans un milieu majoritairement masculin. On qualifie alors le geste de Lépine de cas isolé, motivé par la folie, en omettant ses motivations  profondes.

Ce déni collectif est au cœur du documentaire de Judith Plamondon (L’amour à la plage) Ce qu’il reste du 6 décembre, qui raconte les tristes événements de Polytechnique, mais surtout la façon dont ils ont été interprétés au fil du temps. 

«Un processus de deuil, qu’il soit individuel ou collectif, passe par les mêmes étapes: le choc, le déni, la colère et l’acceptation, et c’est ce processus qui m’intéressait», explique la réalisatrice de 31 ans.

«[Le déni d’un crime antiféministe] était compréhensible, c’était tellement douloureux, Le Québec est un des endroits au monde les plus égalitaires. Il y avait quelque chose d’ahurissant à ce qu’un événement comme ça se produise chez nous. Mais je trouvais déplorable qu’on ne nomme pas les choses.»

«Un geste politique»

Interviewée dans le documentaire Ce qu’il reste du 6 décembre, Nathalie Provost était dans le local C-230.4 cette journée-là. Elle a parlé à Marc Lépine avant qu’il ne fasse feu sur elle et ses consœurs.

«Marc Lépine a commis un geste politique. Je suis la première pour qui c’est une évidence. Je ne suis pas très bien placée pour dire qu’on a douté ou nié, parce que, pour moi, c’était dit. Il me l’a dit! Il me l’a nommé en pleine face. Je sais pourquoi il s’est mis à tirer.»

Atteinte de quatre balles, au front, aux jambes et à un pied, celle qui avait 23 ans à l’époque a rencontré les médias deux jours à peine après la fusillade. De son lit d’hôpital, elle a exhorté les jeunes femmes qui songeaient à des études en génie à poursuivre leur rêve. 

«[Polytechnique] défaisait toute l’image qu’on se faisait de notre société», estime-t-elle.

«En 1989, on n’est pas dans une société où un gars rentre dans une école pour tirer sur des filles. Une école, c’est un lieu sécuritaire en 1989. Les armes à feu ne font pas partie du quotidien des gens. On ne pouvait pas imaginer que quelqu’un se promène avec une arme à feu dans une école. Donc, on ne peut pas imaginer qu’un garçon de notre âge nous tire dessus parce qu’on est des femmes. C’était tellement inimaginable que l’esprit des gens s’est bloqué probablement.»

Le choc est d’autant plus brutal que le Québec d’alors est à la fin d’une deuxième vague féministe couronnée de plusieurs succès tangibles: droit à l’avortement et à la contraception, accès à l’éducation et au marché du travail. 

Comme le dit la journaliste Francine Pelletier (elle-même sur la macabre liste du tueur) dans le documentaire: «Jusqu’à ce moment, il n’y avait pas eu de prix à payer pour être féministe.» Le ressac de 1989 est très lourd.

«Si les femmes québécoises n’avaient pas été puissantes, Marc Lépine n’aurait pas été devant nous. C’est parce qu’on était fortes qu’il nous en voulait.» Nathalie Provost, survivante de la tuerie du 6 décembre 1989, voit malgré tout dans les événements de Polytechnique un signe de l’avancée des femmes.

Le temps qui guérit

Il aura fallu attendre 2014 et les commémorations du 25e anniversaire pour que le caractère anti-féministe des meurtres de Marc Lépine à Polytechnique soit reconnu par les voix officielles.

«Il semblerait que 30 ans, c’est le temps que ça prend pour accepter les grandes catastrophes. Il semblerait que ça prend deux ou trois générations pour avoir suffisamment de maturité et de recul», observe Nathalie Provost. 

«Je crois qu’il a quelque chose de très humain dans notre réaction. On peut être en désaccord, on peut être déçu, on peut être blessé, mais c’est profondément humain.»

Le passage du temps a aidé à saisir l’ampleur du drame, mais a aussi permis à d’autres victimes de se joindre aux commémorations, notamment les hommes présents le 6 décembre.

«Le choc et la colère que les événements ont suscités ont été très souffrants pour plusieurs d’entre eux, mais ils ne se sentaient pas légitimes d’avoir mal eux aussi, dit Judith Plamondon. Pourtant, ce sont aussi des victimes de Marc Lépine.»

«C’était important d’en parler parce qu’on a fait ce documentaire avec une grande volonté de réconciliation. On voulait nommer le déni, mais on ne voulait pas réanimer les chicanes passées. Dans cet esprit, la parole des hommes était très importante.» 

Douleurs et cicatrices

Trente ans plus tard, que reste-t-il des événements de Polytechnique?

«Il reste beaucoup de douleur, des douleurs individuelles et collectives, croit Judith Plamondon. Ç’a été un événement très traumatisant dans l’histoire du Québec et il reste de nombreuses cicatrices. Ça va rester un symbole de la fragilité des acquis féministes et des violences contre les femmes qui se poursuivent.»

Et pour les victimes?

«Beaucoup trop de choses, lâche Nathalie Provost dans un soupir mêlé de rires. Il me reste des cicatrices, autant sur mon corps que sur mon âme. Dernièrement, mes plaies ont recommencé à me faire mal. J’avais oublié que j’avais été blessée, mais mon corps me le rappelle. Pour moi, il reste beaucoup de choses. Et je crois que mon rôle de témoin consiste justement à m’assurer qu’il reste quelque chose.»


Ce qu’il reste du 6 décembre

Mardi 3 décembre à 21 h
sur ICI Télé

Mercredi 4 décembre à 20 h
sur ICI RDI

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