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Les tavernes en voie de disparition à Montréal?

À Montréal, les tavernes disparaissent au profit d'autres lieux de consommation.
À Montréal, les tavernes disparaissent au profit d'autres lieux de consommation. Photo: iStock

Le bar sportif Laurier, la taverne Jarry et la Québécoise sont toutes des tavernes iconiques de Montréal… qui ne sont plus. Remplacées par des SQDC ou des buvettes (pour ne nommer que cela), les tavernes, autrefois partie importante du paysage montréalais, s’éteignent au profit d’autres lieux de consommation.

Dans les années 1960 et 1970, l’âge d’or des tavernes, Montréal en accueillait à elle seule environ 700, selon la professeure au Département de communication sociale et publique de l’UQAM, Anouk Bélanger.

Aujourd’hui, le président de la Corporation des propriétaires de bars, brasseries et tavernes du Québec (CPBBTQ), Renaud Poulin, estime que bien qu’elles ne soient pas encore en voie de disparition, «il s’en ferme sur une base régulière».

La Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ) définit la taverne comme un «débit d’alcool réservé aux hommes». Depuis 1982, l’interdiction d’entrer dans les tavernes pour les femmes est levée, mais il faut attendre jusqu’en 1986 avant que l’ensemble des tavernes accueille les femmes. Une sorte de clause de droit acquis (clause «grand-père») permettait à certaines tavernes bien établies de faire des référendums auprès de leurs clients pour possiblement rester ouvertes aux hommes uniquement.

La définition d’une taverne n’est donc plus la même aujourd’hui, puisqu’elles ont le même statut légal et le même permis d’alcool qu’une boîte de nuit, explique la responsable des relations médias de la RACJ, Me Joyce Tremblay. Il est donc difficile d’obtenir des chiffres précis quant aux tavernes.

Mme Bélanger, elle, publiait en 2006 un article scientifique dans la revue Globe portant sur les tavernes et leur évolution: De la Taverne Joe Beef à l’Hypertaverne Edgar. La taverne comme expression populaire du Montréal industriel en transformation. Dans le cadre de ce projet, elle a passé six mois à fréquenter des tavernes montréalaises, comme la VV Taverna. Celles qu’elle a visitées sont toutes fermées aujourd’hui. Elle a continué de participer à différents projets sur le sujet par la suite.

Aux yeux de cette spécialiste de la culture populaire, ce n’est pas l’arrivée des femmes qui a changé les tavernes.

En fait, «les femmes sont arrivées à la taverne parce que le monde changeait. C’est plutôt le développement industriel, l’embourgeoisement lent et la densification qui a chamboulé la vie de quartier et les habitudes populaires», raconte-t-elle.

La taverne, elle suit exactement la courbe du développement puis du déclin industriel.

Anouk Bélanger, professeure au Département de communication sociale et publique de l’UQAM et spécialiste de la culture populaire

Aujourd’hui, quand on parle de tavernes, de celles qui sont les descendantes directes de la taverne québécoise traditionnelle, on parle souvent de débits de boisson dotés de «machines à sous, grosses Labatt, tables de billard et éclairage sombre», comme le décrit joliment Pierre Thibault, président et fondateur de la Nouvelle association des bars du Québec (NABQ). Les tavernes sont généralement affiliées à la corporation de M. Poulin, signale-t-il.

«La taverne est un peu victime d’un embourgeoisement lent, affirme Anouk Bélanger. On le remarque autant dans le Sud-Ouest que dans l’est de Montréal, que dans des quartiers comme Villeray, Rosemont, le Mile End. C’est ce processus lent de revitalisation des quartiers qui, dans beaucoup de cas, passe à la vapeur gentrification.»

Changement des habitudes de consommation

À l’âge d’or des tavernes, «il y avait deux, trois grandes brasseries» qui fournissaient de la bière dans la province: Molson Coors, Labatt et Sleeman, qui sont aujourd’hui rassemblées dans l’Association des brasseurs du Québec (ABQ). Or, «au Québec, la consommation d’alcool a complètement changé» depuis le temps, souligne la professeure à l’UQAM.

«La SAQ s’est mise à développer ce qu’elle appelle le raffinement du goût des Québécois», explique-t-elle. On encourageait ainsi la population à aimer la bonne liqueur et le bon vin.

L’essor des microbrasseries, «dans les années 2000», a poussé les tavernes à continuer leur métamorphose. «Dans les tavernes classiques où tu avais trois, quatre [fûts], puis de grosses Molson, Labatt et O’Keefe, ben là, t’as comme 50 bières [en fût] puis 150 sur le menu.» Les tavernes n’ont eu d’autre choix que de s’adapter pour être en mesure de compétitionner. «Ça a complètement changé la dynamique de la taverne parce qu’il n’y a plus beaucoup de monde qui cherche des bars où il y a juste de la bière», indique Mme Bélanger.

Renaud Poulin abonde en ce sens: les restos-bars gagnent en popularité. Étant en contact régulier avec d’autres acteurs du milieu, il assure que la consommation d’alcool dans les bars diminue. L’évolution des comportements généraux des consommateurs et le coût de la vie élevé rendent la vie plus difficile aux tenanciers.

Onze pour cent seulement de la consommation de bière et d’alcool se fait dans les bars.

Renaud Poulin, président de la Corporation des propriétaires de bars, brasseries et tavernes du Québec

Il souligne également que le nombre de consommations bues dans les bars a diminué et que les gens «ont d’autres façons de se rencontrer», d’autres lieux de rencontre. «Le consommateur change sa manière de se divertir», résume le président de la CPBBTQ.

Le Montréal postindustriel

«La taverne, rappelle la professeure à l’UQAM, c’était comme un tampon entre le travail et la maison» pour les ouvriers. Lorsque Montréal était la capitale industrielle au Canada, il y en avait «deux ou trois à côté de chaque usine». Les ouvriers s’y rendaient et y parlaient «de tout et de rien, de sport, de politique». Ces bars agissaient autant comme des espaces sociaux pour décompresser que comme des espaces de résistance.

À force de parler de leur condition de travail entre ouvriers dans les tavernes, elles devenaient des espaces de rassemblements sociaux et politiques.

Anouk Bélanger, professeure au Département de communication sociale et publique de l’UQAM et spécialiste de la culture populaire

D’où l’expression «le parlement du peuple» pour les désigner.

«Il n’y a jamais eu de mouvement anti-tavernes où on ciblait la taverne, c’est plusieurs contextes et changements sociaux [qui sont en cause]», indique la spécialiste de la culture populaire. Quand les femmes ont eu davantage accès au travail, «passé le milieu des années 70», elles ont commencé à avoir de l’argent à dépenser et leurs maris voulaient les sortir dans des endroits plus «socialement acceptables».

Les différents types de licences de bar ont donc changé pour «les hommes qui voulaient sortir leurs femmes dans un endroit qui était plus moralement acceptable et les femmes voulaient des endroits où sortir seules parce qu’elles en avaient, de l’argent, et qu’elles avaient le droit de sortir», résume Anouk Bélanger.

Ce qui a vraiment mis le dernier clou dans le cercueil de la taverne, c’est le moment où les ouvriers qui allaient à la taverne après le travail ont commencé à prendre leur retraite, disons de la fin des années 70 à la fin des années 80.

Anouk Bélanger, professeure au Département de communication sociale et publique de l’UQAM et spécialiste de la culture populaire

Elles sont pour qui, les tavernes restantes?

«Ces bars-là existent, à Montréal, pour les vieux de la vieille», à cause de l’habitude de quartier, rapporte Anouk Bélanger. «C’est ce que nous disaient les propriétaires quand on a fait le tour.» Il demeure une partie de la population toujours concernée par la mission de base des tavernes, «ceux qui vont tout le temps là et qui vont seulement là».

Ça existe encore, Montréal n’est pas tout embourgeoisée jusque dans les dernières enclaves.

Anouk Bélanger, professeure au Département de communication sociale et publique de l’UQAM et spécialiste de la culture populaire

Ces habitués «de plusieurs générations» croisent «les jeunes, les gentrifieurs, les entrepreneurs créatifs». Ceux-ci se rendent dans les tavernes, car ils sont en quête d’une certaine nostalgie, d’une certaine ambiance, d’une certaine esthétique. Pour eux, la taverne n’est pas un lieu de refuge. «On parle beaucoup d’omnivorisme culturel», dit-elle, parlant des habitudes de consommation de ces clients.

Bien que certaines tavernes se soient complètement transformées ou aient été vendues, «il y en a d’autres qui sont restées des bars de quartier quand même», assure Anouk Bélanger.

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