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Citoyennetés à vendre: Au marché des identités

Photo: Victor Jeffreys II/collaboration spéciale

Dans Citoyennetés à vendre, Atossa Araxia Abrahamian mène une fascinante et troublante enquête sur le marché mondial des passeports.

Atossa Araxia Abrahamian possède trois nationalités: celle de la Suisse, où elle a passé son enfance; celle du Canada, où elle est née; celle de l’Iran, où habitaient ses parents d’origine russe et arménienne avant de partir étudier en Europe.

Inspirée par l’héritage de ce bagage international – et par «les lots de défis aussi bien personnels que politiques» qu’il a pu amener, la journaliste indépendante s’est lancée dans une enquête riche, fouillée, balancée, l’ayant entraînée jusqu’aux Comores et à Saint-Kitts-et-Nevis, où elle a rencontré tant des bradeurs de papiers que des personnes qui, de papiers, n’ont guère. «Je ne pense pas que c’est forcément quelque chose de mauvais qu’on puisse acheter ou vendre des passeports, note-t-elle dans un français impeccable. Ce qui l’est, c’est que ce n’est pas tout le monde qui puisse le faire.»

En effet, tandis que des millions de personnes se voient refuser cette possibilité, d’autres n’ont qu’à sortir leur portefeuille et à demander: «Combien vous voulez?» Puis, à présenter la somme demandée pour obtenir un passeport tout frais tout neuf. Voilà!

Préoccupée par la question, dans Citoyennetés à vendre, l’auteure résidant désormais à New York s’interroge: «Être citoyen de quelque part, de n’importe où», au fond, ça veut dire quoi?

L’idée de sort et de hasard revient souvent dans votre récit. En commençant par votre propre expérience, celle de la «loterie américaine des cartes vertes», à laquelle vous n’avez pas «gagné». Vous citez également la spécialiste des questions de citoyenneté à l’université de Toronto, Ayelet Shachar, qui considère qu’«être Suisse, c’est gagner au gros lot des droits de naissance». Vous parlez d’avoir un «bon» ou un «mauvais passeport». Est-ce que cela vous a frappée en écrivant ce livre, à quel point tout cela n’est qu’une question de conjoncture?
C’est la première loterie: la loterie de la naissance. Écrire ce livre a renforcé chez moi l’idée que la citoyenneté, ce n’est pas juste; ce n’est pas équitable! Et qu’il n’y a pas forcément une bonne manière de corriger cette inégalité, mais qu’il faut être conscient de ce qui se passe. Ce n’est pas de la faute de quelqu’un s’il a un «mauvais» passeport, et s’il a moins de chance dans la vie en raison de cela!

Personnellement, j’ai réalisé que, si mes parents n’avaient pas fait tant d’efforts pour que je sois née avec un passeport canadien, ma vie serait très différente. Au cours de la dernière décennie, disons que ce n’était pas très pratique d’être Iranienne aux États-Unis…

Au fil de votre périple, vous rencontrez, entre autres, le très touchant Ahmed Abdul Khaleq, blogueur et défenseur des droits des apatrides aux Émirats arabes unis. Lui-même apatride, il «rêve du moment où on lui remettra son passeport». Pour lui, le passeport est un symbole absolu. Pour vous?
Pour moi? Pour moi, c’est compliqué. Je ne suis pas un cas typique. Je n’ai jamais vécu dans un pays où j’étais citoyenne en tant qu’adulte. Je n’ai jamais eu la chance de participer à une communauté civique. Aux États-Unis, je ne peux pas voter, je n’ai pas de représentation.

Je trouve ça difficile d’être dans une position où je dis aux autres: «Il faut que le passeport symbolise un engagement physique! C’est très important de voter!» Tandis que moi, je ne peux pas le faire. Je me sens un peu hypocrite des fois…

En introduction, vous écrivez que ce livre est un produit de votre «impression d’être “du monde” sans vraiment y appartenir». Avez-vous davantage l’impression d’appartenir à ce monde depuis que vous avez réalisé cette enquête? En rencontrant des gens qui, en raison de circonstances différentes des vôtres bien sûr, n’ont pas nécessairement une seule citoyenneté? Voire, qui n’en ont pas du tout?
Oui. J’ai passé des heures à discuter de ces sujets à la fois avec des gens très, très riches qui veulent se procurer des passeports, qu’avec des intermédiaires qui les aident, et des gens qui n’ont pas de nationalité. Ce qui m’a vraiment surprise, c’est que le manque d’appartenance était une chose qui nous liait tous.

«En écrivant ce livre, il est devenu clair que, tristement, le passeport, c’est aussi une marchandise. Et que de plus en plus de gens traitent la nationalité comme cela.» –Atossa Araxia Abrahamian, auteure et journaliste indépendante ayant collaboré, entre autres, au New York Times, au New York Magazine et avec Al Jazeera America et Reuters.

Pour accompagner votre enquête, vous citez quelques chansons qui traitent de papiers et de frontières. Outre les classiques, comme We Are the World, vous parlez de pièces récentes dont Paper Planes, de M.I.A («If you catch me at the boarder / I got visas in my name»). Ou Otis, de Kanye West et de Jay-Z, dans laquelle ils clament que l’asile politique peut être acheté («Political refugee asylum can be purchased / Everything’s for sale / I got five passports / I’m never going to jail»). Le fait que ce sujet soit abordé dans la culture pop, qu’est-ce que cela dit, selon vous?
Je pense que ça veut dire que c’est dans le zeitgeist. Dans l’air du temps. N’empêche, que cette idée voulant que le passeport et le visa soient perçus comme des marchandises, voire des marchandises de luxe, se retrouve dans le rap, oui, ça m’a surprise! Ce ne sont pas des Lamborghini, quand même! (Rires) Mais ça ne m’étonnerait pas si ça devenait pareil…

Cela dit, c’est un sujet qui a toujours été présent, notamment au cinéma. Si vous prenez Casablanca [avec Humphrey Bogart et Ingrid Bergman], toute la tension concerne une histoire de visa!

Vous notez qu’«une deuxième nationalité permet non pas tant de devenir quelqu’un d’autre» que, surtout, «de pouvoir présenter différents visages selon les circonstances. Un peu comme avoir une deuxième tête». C’était important, pour vous, d’établir cette nuance?
Ça, c’est une chose que j’ai remarquée autour de moi! Parce que j’ai grandi avec beaucoup de personnes qui avaient la double nationalité. C’était intéressant: pendant les matchs sportifs, pendant le foot, et cetera, les personnes qui, franchement, n’avaient pas beaucoup de patriotisme, que ce soit pour la Suède ou pour l’Allemagne, devenaient soudain très, très, très partisanes de ces équipes. Alors que ce n’est pas quelque chose que j’avais perçu chez elles auparavant! C’est un exemple un peu banal. Mais qui montre que, lorsqu’on a la double nationalité, on peut choisir d’être d’une façon ou d’une autre dans certains scénarios.

Ce qui ressort, à la lecture de votre livre, c’est combien les frontières peuvent être aléatoires. Et devenir aussi floues que strictes, dépendamment de certains dirigeants autant que des gens auxquelles elles s’appliquent. Est-ce un contraste – terrifiant – que vous souhaitiez mettre de l’avant?
En effet. Les frontières sont floues, mais elles sont aussi très bien définies. Ça dépend qui l’on est. Le meilleur passeport, c’est l’argent. Si l’on est assez riche, si l’on est assez privilégié, les frontières s’écroulent. Si l’on est pauvre, on est coincé. Surtout maintenant que l’on vit les crises de réfugiés, c’est important d’être conscients de ça. C’est réellement un message que je voulais partager.

Livre Citoyennetés à vendre


Citoyennetés à vendre

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