Spike Lee, «Agent Orange» et Charlottesville
L’indignation de Spike Lee au sujet du président Donald Trump, ou «Agent Orange» comme il préfère le nommer, est toujours aussi vive. De passage à Montréal mercredi, le célèbre cinéaste américain en avait long à dire au sujet de son administration, particulièrement sur la gestion de l’attaque de Charlottesville, dont les images sont diffusées dans sont plus récent film, BlacKkKlansman.
Le réalisateur de Do the Right Thing, de Malcom X et de Inside Man est connu pour ne pas avoir la langue dans sa poche. Lors d’une rencontre avec la presse tenue hier dans le cadre de sa visite au Festival international du film black de Montréal (FIFBM), il a été fidèle à lui-même et n’y est pas allé de main morte contre «Agent Orange», le président dont il ne veut pas prononcer le nom, tel Voldemort dans la série Harry Potter.
Pourquoi donc refuser de nommer Donald Trump? «Qu’est-ce que ça vous prendrait pour ne pas vouloir appeler quelqu’un par son nom?» a-t-il répondu à un journaliste. (Pour la petite histoire, c’est au rappeur Busta Rhymes que revient le crédit de ce surnom, a précisé le cinéaste.)
«Agent Orange», notamment sa gestion de l’attaque de Charlottesville au cours de l’été 2017, a d’ailleurs grandement influencé la finale de son plus récent film, BlacKkKlansman, inspiré de l’histoire vraie d’un policier noir qui a infiltré le Ku Klux Klan (KKK) au Colorado, dans les années 1970.
Le cinéaste est longuement revenu sur cette finale coup-de-poing, qui montre, quelques décennies après l’intrigue, les images choquantes de l’attaque, durant laquelle un automobiliste a foncé dans une foule de manifestants et tué une jeune femme, Heather Heyer.
Le tournage de BlacKkKlansman n’avait pas encore débuté en ce 12 août, a relaté Spike Lee. «Quand j’ai vu ce meurtre perpétré par un terroriste américain, j’ai su que ce serait la finale du film.»
Spike Lee en veut tout particulièrement à Donald Trump d’avoir refusé de condamner le racisme derrière cette attaque. «Le président des États-Unis d’Amérique, supposément le berceau de la démocratie, a eu la chance de dire au monde entier que nous ne sommes pas une nation haineuse, mais plutôt aimante, mais il ne l’a pas fait.»
«Lui et son équipe sont du mauvais côté de l’histoire», a-t-il ajouté, gravement.
Avant de montrer ces images dans son film, le cinéaste tenait à tout prix à obtenir l’aval de la famille de la victime. «J’ai obtenu le numéro de téléphone de sa mère, c’était un coup de fil très malaisant, se souvient-il. Avant de lui demander sa permission, je devais lui offrir mes condoléances. Que pouvais-je lui dire? J’ai fait du mieux que j’ai pu, et elle a accepté.»
Les spectateurs du monde entier (dont l’auteure de ces lignes) ont reçu ces images comme un coup de poing en pleine figure. «J’ai des amis un peu partout dans le monde, et ils ont tous employé la même expression au sujet de la réaction du public: “On entendait les mouches voler.” Sans vouloir me vanter, je n’ai jamais vu un public réagir ainsi à la fin d’un film.»
À la fin de cette scène, Spike Lee – qui sélectionne toutes les musiques de ses films –, fait jouer une chanson inédite de Prince, Mary Don’t You Weep. «J’avais besoin de quelque chose après ces images terrifiantes, parce que je savais que les gens réagiraient comme ils ont réagi.»
Cette chanson, dans laquelle Prince chante en s’accompagnant au piano, est un chant d’esclaves afro-américains. «Mes ancêtres chantaient ça alors qu’ils travaillaient sous le soleil brûlant, a relaté Spike Lee. Ces chants ont entretenu leur espoir.»
«Je suis convaincu que ce n’est pas une coïncidence que je sois tombé sur cet enregistrement, a-t-il poursuivi. Je suis convaincu du fond du cœur que Prince voulait que je fasse jouer cette chanson à la fin du film.»
«“Agent Orange”, David Duke, les p*tains de néo-nazis, l’extrême droite et le Ku Klux Klan ont écrit la fin de mon film. C’est ce qui a résonné chez le public; cela n’est pas de la bullshit d’Hollywood, c’est le monde dans lequel on vit.» – Spike Lee, au sujet des images de Charlottesville montrées à la fin de BlacKkKlansman
SLĀV
Parlant de chants d’esclaves, le fier Brooklynois a été questionné au sujet de la pièce SLĀV, basée sur des chansons d’esclaves afro-américains, conçue et interprétée par des personnes majoritairement blanches.
N’ayant pas eu connaissance de la controverse qui a fait rage au Québec cet été, Spike Lee a préféré ne pas se prononcer. «Je me suis assagi ces dernières années, je ne commente plus ce que je ne connais pas. Si vous m’aviez posé la question il y a 20 ans, vous auriez eu une réponse très différente!» a-t-il lancé dans un grand éclat de rire.
Plus largement, toutefois, il a souligné l’importance pour tout le monde de raconter sa propre histoire. «Les Noirs, on n’a pas eu l’occasion de le faire. Ça vaut pour les femmes et d’autres groupes minoritaires. Tout le monde, peu importe qui on est, désire raconter sa propre histoire, c’est dans notre ADN.»
Bien que les projecteurs soient braqués sur les États-Unis, Spike Lee a insisté sur le fait que BlacKkKlansman reflète une réalité mondiale, soit la montée de l’extrême droite. «Le point en commun, partout dans le monde, est la peur de l’immigration. Il faut qu’on soit plus intelligent que ça et qu’on ne pas tombe pas dans cette politique de division.»
Malgré tout, Spike Lee reste galvanisé, se disant très encouragé par le regain de militantisme de ses compatriotes.
Surtout, il fonde beaucoup d’espoir sur les élections de mi-mandat qui se tiendront en novembre prochain. «Même le président Barack Obama a dit que ça pourrait être les élections de mi-mandat les plus importantes de l’histoire. On ne peut pas passer notre tour en novembre.»
Ces jours-ci, le réalisateur planche sur le montage de la deuxième saison de She’s Gotta Have It, qui devrait être disponible sur Netflix au printemps ou à l’été, selon lui. Cette série est l’adaptation de son tout premier film, du même titre, sorti en 1986. «Le film ne faisait que 86 minutes. Le format de la série donne plus d’espace et de liberté pour raconter l’histoire», qui est celle de Nola Darling, une jeune Afro-Américaine de Brooklyn qui doit se battre pour vivre sa sexualité comme elle l’entend.
Questionné par Métro sur l’impact social du cinéma, Spike Lee a déclaré que «l’art a toujours changé le monde et qu’il continuera à le faire, pour le meilleur et pour le pire». Il a cité en exemple Gone With the Wind et Birth of a Nation, deux films encensés par les membres du KKK dans BlacKkKlansman.
Le cinéaste de 61 ans, qui lutte depuis le début de sa carrière en faveur d’une meilleure représentation des Afro-Américains dans le 7e art, se réjouit du succès planétaire de Black Panther. «Les grands studios ont toujours dit que les films faits par des Noirs, avec des acteurs noirs, ne feraient pas d’argent à l’étranger. On ne peut plus dire ça maintenant.»
Spike Lee se dit par ailleurs très encouragé par la nouvelle génération de cinéastes afro-américains. «Mais soyons clair, je n’ai passé aucun flambeau! À ceux qui disent que je suis un has been: je n’ai pas dit mon dernier mot! (Rires) Je suis encore jeune et j’ai encore beaucoup d’histoires à raconter.»
Leçons de vie
Spike Lee y est allé de quelques conseils, hier soir, lors d’une conférence devant public animée par la directrice du FIFBM, Fabienne Colas. Parmi ceux-ci: «Faites ce que vous aimez. Je remercie le ciel tous les jours de faire ce que j’aime.»
À ce sujet, le cinéaste s’est adressé aux parents dans la salle. «Les parents tuent plus de rêve que n’importe qui d’autre. Pas parce qu’ils sont méchants, mais parce qu’ils souhaitent un meilleur avenir à leurs enfants. Mais, s’il vous plaît, ne détruisez pas les rêves de vos enfants. Tôt ou tard, ils vous haïront et vous blâmeront.»
Autre recommandation du grand cinéaste: toujours apprendre. Pour illustrer son propos, il a cité un de ses cinéastes préférés, Akira Kurosawa, qui, à l’âge de 85 ans, disait avoir encore tant de choses à apprendre. «Ça m’a ouvert les yeux. Surtout, ne pensez jamais que vous savez tout.»
Avec son humour pince-sans-rire habituel, Spike Lee a mis en garde le public: «Ce que je vous dis ce soir, c’est mon opinion, ne faites pas ce que je dis!»
Le cinéaste a également parlé de diversité dans le milieu du cinéma. «Quand j’ai commencé en 1986, c’était un événement de voir un cinéaste noir. Maintenant, il y en a plus. La prochaine frontière à franchir, c’est d’accéder aux postes décisionnels, tant dans l’industrie du cinéma que des médias. C’est là qu’est le pouvoir.»