L’«occasion manquée» de Lepage au Soleil
La pièce Kanata portant sur l’histoire des premiers peuples du Canada a suscité une telle controverse l’été dernier, en raison de l’absence d’Autochtones dans le projet, qu’elle a été annulée au Québec. Le documentaire Lepage au Soleil nous plonge au coeur de sa création. Métro l’a fait voir à trois spécialistes des questions autochtones.
Gavin Taylor est professeur d’histoire coloniale de l’Amérique du Nord à l’Université de Concordia. Selon lui, le film défend l’idée suivant laquelle l’histoire des peuples autochtones est universelle. En voyant une multitude de scènes dans lesquelles la troupe multiculturelle du Théâtre du Soleil trouve un terrain commun avec leurs propres expériences et celles des Autochtones au Canada, il est difficile de ne pas se sentir inspiré, avance-t-t-il.
« Lepage voit le théâtre comme un médium qui nous permet à travers l’empathie et l’imagination de transcender les limites culturelles et comprendre les gens qui sont différents de nous. Cependant, je ne peux pas m’empêcher de voir les limites de ce genre d’empathie », explique-t-il.
« Cette approche ignore la spécificité de l’expérience autochtone ; pour les peuples autochtones, l’histoire des pensionnats n’est pas un exercice d’empathie, c’est une expérience vécue qui est pénible. Ce geste en faveur de l’universalité aplatit l’histoire en un multiculturalisme banal» soutient le professeur.
Selon lui, cette situation est aggravée par le fait qu’elle s’inscrit dans une « longue tradition culturelle selon laquelle les artistes occidentaux considèrent les peuples autochtones comme une toile sur laquelle ils peuvent projeter leurs propres fantasmes ou obsessions. Les obsessions de Lepage sont peut-être louables, mais on voudrait qu’il se trouve une autre toile. »
Une propagande «pro-Lepage »
La chercheuse et doctorante innu, Caroline Nepton-Hotte qui a travaillé à la commission des femmes autochtones disparues et assassinées se dit pour sa part très déçue par le film d’Hélène Choquette qu’elle juge biaisé. Selon l’ancienne journaliste, le documentaire est déséquilibré et ne laisse pas assez de place au point de vue des personnes qui avaient des réserves envers Kanata.
Elle remarque que le film montre majoritairement l’expérience personnelle des interprètes la pièce, qui découvrent les autochtones de manière très folklorique. «Si Lepage au Soleil nous permet de faire la rencontre intime des acteurs afghans, arméniens, irakiens, français, italiens et autres à travers des entrevues intimes, des incursions dans leurs répétitions, la rencontre avec les autochtones reste très distante» affirme la doctorante qui donne un cours sur les femmes autochtones à l’UQAM.
Elle y va de quelques exemples: « Lorsqu’un aîné parle de ses blessures, ou un chef raconte notre culture, il n’a pas de nom, c’est comme si “c’est juste un vieil indien”. La seule femme autochtone qui est interviewée dans le film est aussi celle qui dit qu’elle trouve dommage que la pièce n’ait pas eu lieu. Même si elle ouvre le film en exprimant son support envers Kanata, on apprend son nom que vers la moitié du film ».
Pour Madame Nepton-Hotte, le documentaire n’est rien d’autre qu’«une propagande pro-Lepage.» Par ailleurs, la chercheuse voit la pièce Kanata comme une occasion manquée de réconciliation entre les autochtones et les allochtones. « Robert Lepage est un homme avec un grand pouvoir social, une très grande influence qui s’en va faire une pièce de théâtre avec une grande troupe de théâtre et au lieu d’en profiter pour justement penser à la réconciliation il applique sa posture de liberté artistique dans un contexte colonial canadien. »
Sentiment d’amertume
L’anthropologue wendat Isabelle Picard admet qu’elle avait des réticences par rapport au documentaire portant sur la pièce, mais essayé de le regarder avec la plus grande ouverture possible. Malgré son ouverture, elle est restée avec un sentiment d’amertume.
« J’ai trouve qu’on a tokenisé une certaine approche en faisant parler une personne autochtone qui dit: “Si vous ne faites pas la pièce, ma voix de ne sera pas entendue”. J’ai trouvé ça très lourd à entendre parce que je sentais qu’on voulait culpabiliser ceux qui avaient réagi l’été dernier» commente-t-elle.
Elle déplore également la présence de citations critiques de la pièce à la toute fin du film, auxquelles on n’attribue pas de source.
«Le documentaire porte sur le processus de création de la pièce, et vers la fin du film, il y clairement un commentaire éditorial avec la présentation en rafale de citations, sans qu’on donne la parole aux autochtones qui avaient des réserves et je trouve que c’est une occasion manquée.»