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«Maquillée» de Daphné B: Le maquillage dans toutes ses nuances

Daphné B Photo: Josie Desmarais/Métro

Si Daphné B devait amener un seul objet sur une île déserte, ce serait un crayon khôl. «Pour écrire sur mon visage et sur du papier», dit-elle. Dans son fascinant essai Maquillée, l’autrice jette un éclairage nuancé sur les nombreuses ramifications socioéconomiques du maquillage. Le tout avec lucidité, vulnérabilité et poésie. 

La poète et essayiste Daphné B manie le stylo et l’eye-liner avec la même habileté. Elle considère d’ailleurs le maquillage comme une forme d’écriture de soi. Et elle ne pourrait se passer ni de l’un ni de l’autre.

«En me maquillant, je me redis. Je m’estompe à l’éponge, je me balaie au pinceau. Je suis l’autrice et le texte et je m’écris», écrit-elle dans son essai.

La jeune écrivaine se maquille tous les matins, même en temps de pandémie. Même lorsqu’elle ne met pas le nez dehors de la journée. Le rituel du maquillage lui apporte les mêmes bienfaits qu’une séance de méditation, assure-t-elle.

Lors de sa maîtrise en traduction à Concordia, elle a passé des heures en ligne à lire les commentaires de consommateurs de produits de beauté. «J’ai toujours des stratégies de procrastination», explique-t-elle en riant.

En procrastinant ainsi sur le web, elle a découvert un univers parallèle fascinant, la sous-culture des influenceurs qu’on surnomme les makeup gurus (les gourous du maquillage), dont font partie Shane Dawson et Jeffree Star, qu’elle présente dans Maquillée.

Ayant l’esprit critique aussi bien aiguisé que ses crayons pour les yeux, Daphné B a aussi cherché des articles fouillés afin de mieux comprendre les zones d’ombres du maquillage. En vain.

«On ne l’aborde pas avec sérieux à cause des stigmates qui pèsent sur le maquillage, et aussi parce que c’est un bien de consommation. C’est toujours ainsi qu’on l’aborde; en essayant d’en vendre», affirme-t-elle.

Devant ce constat, elle a pris les choses en main. Elle a d’abord lancé l’infolettre Choses sérieuses, dans laquelle elle aborde diverses facettes du maquillage, sans jamais en faire la promotion.

Puis, elle a écrit ce printemps Maquillée, essai dans lequel elle aborde autant sa relation personnelle avec ses pinceaux que les nombreux enjeux socioéconomiques que soulève l’industrie des cosmétiques.

Les courts chapitres écrits au «je» s’enchaînent avec une aisance désarmante. «C’est un peu comme regarder des vidéos sur YouTube: dès que tu en finis une, une autre commence!» remarque-t-elle, amusée.

Elle-même, dans ses nuits d’insomnie, enfile les uns après les autres les tutoriels de maquillage en ligne comme si elle «calai[t] des shooters d’alcool rose.»

Grimes et le «schmoney»

Maquillée s’ouvre sur le mot «schmoney». En anglais, on emploie ce terme pour parler d’argent acquis de façon malhonnête par besoin de survie. C’est aussi le nom d’une couleur de fard à paupières que Daphné B décrit comme un «vert putride de marécage» dans son ouvrage.

«Il y a une poésie derrière les noms de couleurs», dit-elle en mentionnant que son premier recueil de poésie, Bluetiful (Éditions De L’Écrou), portait le nom d’une nuance de vernis à ongles.

«Pour moi, c’était une image forte, dit-elle à propos de “schmoney”. C’est une métaphore qui est à l’image du paradoxe du maquillage.»

Le maquillage, bien qu’il soit étiqueté comme étant superficiel, peut être un puissant outil d’émancipation pour celles et ceux qui en portent. C’est le cas des détenues, qui peuvent retrouver une forme de dignité et d’humanité en se fardant. Idem pour les femmes issues de milieux défavorisés, celles qui survivent justement grâce au «schmoney».

«Se mettre du rouge à lèvres peut s’avérer un acte de résistance phénoménal», écrit Daphné B.

«Ce qu’on fait avec nos corps est éminemment politique. L’hétéronormativité, le racisme, le patriarcat… Tout ça est en jeu quand je me maquille.» -Daphné B

Mais le maquillage encourage aussi la surconsommation, le patriarcat et les inégalités sociales et raciales en plus de contribuer à la dégradation de l’environnement, souligne-t-elle dans son essai.

Ou comme elle l’écrit avec poésie: «La nature de mes fards est plurielle, paradoxale et fuyante. Ils oppriment et délivrent, ils accablent et ils ruinent, tout à la fois. Ils émancipent, aussi.»

Bref, le maquillage incarne un immense paradoxe. Tout comme la pop star Grimes, à qui elle fait référence tout au long de son livre. Rappelons que la jeune musicienne antiimpérialiste dont la carrière est née à Montréal a récemment eu un enfant avec Elon Musk, «un dude qui veut coloniser Mars!» rappelle avec étonnement Daphné B.

«Cette badass, je l’aime et je la déteste», écrit l’autrice à son sujet dans Maquillée. «Je vois à travers cette personne et son aveuglement mon propre aveuglement et ma position de privilégiée», détaille-t-elle en entrevue.

Une palette de contradictions

Privilégiée, car sans être millionnaire comme Grimes, Daphné B a les moyens de s’acheter beaucoup de maquillage. Dans son livre, l’autrice assume avec une lucidité stupéfiante sa relation complexe et inconciliable avec les produits de beauté.

«Je peux me maquiller autant pour me sentir belle, en pouvoir de moi-même, et pour explorer mon identité que pour répondre à des critères hétéronormatifs et des dictats», mentionne-t-elle.

Est-ce que l’écriture d’un essai à la fois personnel et hyper documenté sur le sujet l’a réconciliée avec ses paradoxes? «Habituellement, j’écris des livres avec le goût d’arriver à une conclusion qui viendrait tout résoudre. Cette fois-ci, j’ai voulu assumer que je suis un paquet de contradictions. Ce serait une erreur de vouloir les résoudre. C’est peut-être plus important de les exposer», dit-elle.

Ainsi, elle soutient que le maquillage n’est ni bien ni mal, mais qu’il en dit long sur le monde dans lequel on vit.

Tout comme les influenceurs qui vendent des cosmétiques sur les réseaux sociaux en disent long sur eux-mêmes, dans l’intention de nous vendre leurs produits. Bien qu’elle pose un regard très critique sur cette mise en scène de leur vulnérabilité, Daphné B ne leur en tient pas rigueur.

Après tout, elle aussi se montre vulnérable dans son ouvrage, malgré des intentions bien différentes. «Même si elle est commercialisable, je pense que la vulnérabilité des influenceurs est réelle, estime-t-elle. Et quand je suis vulnérable dans un livre, je décide moi aussi ce que je montre et ce que je ne montre pas.»

C’est pourquoi elle n’hésite pas à partager au fil des pages des pans de sa vie personnelle, de la relation compliquée qu’elle entretient avec sa mère à son inscription sur un site de sugar daddies. «Je pense que la vulnérabilité est essentielle pour entrer en contact avec l’autre. Il y en a dans mon livre, parce qu’il faut connecter.»

On connecte complètement à la lecture de Maquillée et, surtout, on s’émerveille de voir le monde dans le prisme de sa palette scintillante aux multiples nuances.


Maquillée

Aux éditions Marchand de feuilles

 

 

 

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