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«Beans»: la double crise d’une jeune mohawk

La jeune actrice Kiawenti:io dans Beans Photo: Métropole Films

Parfois, une crise en provoque une autre. C’est ce qui arrive à la jeune Tekehentahkhwa, surnommée Beans dans le film du même nom: la violence de la crise d’Oka accélère et intensifie sa propre crise d’adolescence. Ces deux événements sont au cœur de Beans, œuvre saisissante largement inspirée par le vécu de la cinéaste Tracey Deer.

Tout comme sa protagoniste interprétée brillamment par la jeune Kiawenti:io Tarbell, Tracey Deer (Mohawk Girls, Anne with an E) avait 12 ans lors des événements de la crise d’Oka qui ont déchiré le Québec durant l’été 1990.

Et tout comme son alter ego à l’écran, la cinéaste kanien’héhaka (mohawk) qui vivait à Kahnawake a subi de plein fouet la haine contre les Autochtones qui s’est exacerbée au cours de cet été tendu.

«Ce que montre le film est très proche de mon cheminement personnel, soutient la réalisatrice. Certaines scènes que vit le personnage, je les ai vécues aussi.»

Des scènes d’une violence troublante, souvent difficiles à regarder tant la haine y est décomplexée. Comme celle où, en voiture, Beans et sa famille se font lancer des roches par des Blancs.

«La journée où on m’a lancé des roches est la journée où j’ai appris à haïr, confie la cinéaste en entrevue. Cette haine était aussi intériorisée; j’ai commencé à me haïr moi-même. Ces gens me traitaient comme un déchet. Pendant longtemps, c’est ce que j’ai cru.»

L’été de ses 12 ans

Dans ce film semi-autobiographique primé à la Berlinale, au TIFF et aux Prix Écrans canadiens, les événements extérieurs amènent Beans à passer brutalement de l’enfance à l’adolescence. Au contact d’un groupe de jeunes délinquants, elle vit en accéléré ses premières expériences avec l’alcool et les garçons et apprend à la dure à s’endurcir.

«C’était très bouleversant. Cet été-là, j’ai perdu tout sentiment de sécurité et toute estime de moi. J’ai eu une adolescence très sombre, j’étais suicidaire à l’âge de 15 ans», raconte Tracey Deer, la voix grave.

Après avoir marqué une pause le temps de laisser passer les émotions qui jaillissent à la surface, la cinéaste poursuit : «Heureusement, j’ai pu canaliser toute cette rage et toute cette haine qui me rongeaient de l’intérieur et m’en servir comme carburant.»

«Je ne sais pas qui je serais ou de quoi aurait l’air ma vie aujourd’hui si je n’avais pas vécu la crise d’Oka. Cet été a été déterminant dans mon parcours.»

Tracey Deer, cinéaste

C’est d’ailleurs lors de l’été de ses 12 ans que Tracey Deer a su qu’elle deviendrait cinéaste, car elle savait qu’elle devait raconter cette histoire. «Cet été est la source de ma motivation dans tout ce que je fais aujourd’hui», assure-t-elle.

Pour porter à l’écran cette histoire déchirante et très personnelle, la réalisatrice a dû replonger dans des souvenirs douloureux. Cela explique en partie pourquoi 30 ans se sont écoulés entre les événements et le tournage de Beans.

«Je n’avais pas réalisé à quel point j’avais enterré ces souvenirs profondément et à quel point j’avais intériorisé des choses, dit-elle. Le simple fait de mettre des mots sur papier pour décrire ce qui s’est passé était très difficile.»

C’est sans compter l’énorme pression qu’elle s’est mise sur les épaules de bien raconter ces événements historiques qui ont marqué un point tournant dans les relations entre les Québécois et les peuples autochtones.

Dans son film, premier long métrage de fiction à porter sur la crise d’Oka, des images d’archives de reportages télévisés de l’époque sont juxtaposées au récit, nous rappelant avec virulence que le racisme vécu par Beans et ses proches n’a rien de fictif.

Un tournage bienveillant

Comme son film comporte plusieurs passages très durs et qu’il met en scène de jeunes acteurs, Tracey Deer s’est assurée que son plateau de tournage soit bienveillant. «Le climat de travail était à l’opposé de ce qu’on voit dans le film», assure-t-elle.

Parmi les mesures mises en place pour assurer la sécurité de tous, des doublures ont incarné les jeunes protagonistes lors de scènes particulièrement violentes. Des travailleuses sociales étaient aussi présentes sur le plateau. Et afin de ne pas rouvrir les plaies du passé, les lieux de tournage ont été choisis consciencieusement.

La cinéaste prend aussi la peine de préciser que tous les figurants qui incarnent les «détestables racistes» dans le film sont de «merveilleuses personnes» en réalité. «Dès que je disais “couper”, je les laissais revenir à eux-mêmes et amener de l’énergie positive sur le plateau», raconte-t-elle.

Malgré le grand soin apporté pour prévenir les traumatismes, la création de ce film fut émotive. «C’était très dur, j’ai beaucoup pleuré. Toute l’équipe a beaucoup pleuré», soutient la réalisatrice la gorge serrée par un sanglot.

Faire œuvre utile

Beans est un film puissant par sa capacité d’ouvrir le dialogue et d’encourager à briser les cycles de violence qui sont «comme une maladie que nous nous transmettons», selon Tracey Deer.

Son visionnement risque d’ouvrir les yeux de plusieurs spectateurs à la brutalité du racisme qu’ont subi les Autochtones pendant la crise d’Oka, une réalité trop peu connue plus de 30 ans après les événements.

Lorsqu’on mentionne l’empathie que génère son film, Tracey Deer s’emballe. «Oh oui! Oh oui! C’est définitivement mon objectif! Toute ma vie, j’ai cherché à être vue, entendue et comprise. Tout mon travail est inspiré par la volonté de créer des ponts.»

La cinéaste souhaite de tout cœur que son film contribue à ce que les plus jeunes générations ne vivent pas la même enfance qu’elle. «Je veux que le public s’attache à ce personnage, qu’il s’inquiète pour elle, qu’il l’aime et qu’il quitte la salle de cinéma avec la volonté d’être un allié des peuples autochtones.»

Bien que les événements racontés dans le film se situent en 1990 – à ce propos, recréer l’esthétique de cette époque a été «tellement amusant», mentionne la cinéaste – , elle souligne que le racisme décomplexé envers les Autochtones au Canada est encore très actuel.

La mort troublante de Joyce Echaquan sous les insultes racistes d’infirmières n’en est qu’un exemple, dit-elle. «C’est absolument dévastateur pour un enfant autochtone de grandir dans un tel environnement.»


Beans

En salles dès le 2 juillet

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