Guy Nadon: l’appel du gouffre
Depuis lundi, il joue un comédien de série B mal embouché dans la nouvelle Série noire, sur les ondes de Radio-Canada. Jusqu’au 22 février, il est aussi sur les planches dans Tu te souviendras de moi, à La Licorne. Pour l’occasion, Guy Nadon revient sur sa grande carrière et nous parle de ses coups de cœur d’acteur.
«Jouer Shakespeare, c’est avoir la tête dans les nuages, les pieds dans la boue et les mains dans le sang», a dit un jour le metteur en scène Peter Brook en citant un auteur polonais. Guy Nadon s’est souvent servi de cet énoncé pour enseigner l’art de jouer le grand dramaturge anglais auprès des jeunes de l’École nationale de théâtre. Reconnu pour son jeu intense et la qualité inouïe de son registre, Nadon applique probablement aussi cette méthode quand vient le moment de doubler un personnage d’Harry Potter ou de jouer des scènes de Michel Tremblay et consorts, car «c’est vers là qu’il faut aller : être un point de tension dans une contradiction».
À la question «À quoi pensez-vous si je dis Guy Nadon?» sur Facebook, les internautes ont répondu par une pluie d’éloges. Et cela pour diverses raisons qui vont du Cœur au poing à Cyrano au TNM, en passant par la voix de Rubeus Hagrid dans Harry Potter…
Je suis très touché. Ça doit signifier que j’ai beaucoup travaillé. Polyvalent? Oui. Je me suis rapidement aperçu, lorsque j’étais jeune, que si je voulais travailler longtemps dans une culture où il n’y a pas une énorme population et où il y a, fondamentalement, un seul centre urbain où j’allais passer ma vie, il me fallait accroître plusieurs compétences (…). Cela m’intéressait beaucoup de contribuer à une culture de langue française en Amérique. Alors, effectivement, je me suis condamné à acquérir des habiletés dans plusieurs aspects du métier.
Vous êtes reconnu pour votre grande intensité. D’où vous vient-elle?
J’aime que la scène soit une sorte de poêle. Comme lorsqu’on dit «brûler les planches». Je fais mienne la vieille phrase de Matisse selon laquelle «il faut vivre comme un petit bourgeois, mais peindre comme un barbare». Il m’a fallu du temps avant de comprendre ce qu’il voulait dire. Mais il ne faut pas toujours être intense. C’est épuisant et ça peut conduire vers une impasse. En fait, ce n’est même pas d’intensité qu’il s’agit, mais, je dirais, du fait de brûler un peu, d’être l’embrasement. Ce qui est le fun, c’est de monter sur scène et de se dire : «Essayons d’allumer ce théâtre.»
Quel est le plus grand défaut des acteurs?
De croire que leur personnalité va suffire. Il faut qu’un acteur se conçoive à la fois comme un piano et comme un pianiste. Cela demande beaucoup de travail. Quand j’étais jeune, les professeurs me disaient : «Apprends à travailler parce qu’un acteur, c’est 10 % de talent et 90 % de travail.» Moi, avec la suffisance de mes 20 ans, je poussais mentalement un gros soupir. Mais ils avaient raison. Il faut être obsessionnel. Il y a un dicton américain qui soutient que «le diable est dans les détails». Mais Dieu l’est aussi. Si on maîtrise tous les détails, on va peut-être toucher à autre chose qu’au diable.
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Le rôle qui vous a le plus marqué au cours de votre carrière?
On s’en reparlera dans un mois, mais j’ai eu la chance de jouer des personnages comme Cyrano, Richard III… Je ne peux pas dire qu’ils ont été les plus marquants, car c’est la totalité, au fond, qui m’a marqué. J’ai joué, par exemple, L’école des femmes au TNM, il y a deux ans. Ce qui m’a marqué, c’est la réaction des spectateurs qui se rendaient compte, à la fin de la pièce, de l’ampleur colossale de ce rôle. Mais si je dis Cyrano, tout le monde verra et comprendra la référence, alors disons Cyrano.
Je remarque que vous ne parlez que de rôles au théâtre.
Si on parle de «marquer», l’investissement au théâtre est supérieur. Par exemple, pour L’école des femmes, en 2011, on a commencé à répéter à la fin d’août pour présenter la pièce en octobre. De mon côté, à partir de mars, j’avais commencé à apprendre le texte et j’y consacrais deux heures par jour. Cela équivaut à quelque sept mois de ma vie. C’est marquant, en effet. À la télé, je dirais que c’est le rôle du père qui revoit son fils au bout de 15 ans dans Aveux qui a été le plus marquant aussi bien pour moi que pour le public.
Comme spectateur, quel est votre acteur fétiche?
Il y a un acteur aux États-Unis que j’aime beaucoup : Phillip Seymour Hoffman. C’est un type qui m’impressionne, d’abord, parce qu’il n’a pas un profil typique. Ce n’est pas un canon et il ne peut aspirer à devenir un fantasme. Mais il s’agit d’un acteur d’une intelligence prodigieuse, ayant beaucoup de sensibilité et de goût. Je l’ai vu plusieurs fois au cinéma; c’est le gars qui avait gagné un Oscar pour Capote (2005). J’ai eu la chance de le voir au théâtre au cours de petites expéditions à New York et, vraiment, s’il ne représente pas un fétiche pour moi, il demeure néanmoins un acteur dont j’apprécie énormément le travail.
Au féminin?
Cate Blanchett, que j’ai revue récemment dans le dernier film de Woody Allen (Blue Jasmine). J’avais l’impression d’être un plombier comparativement à elle.
Dans votre panthéon personnel, quelle est la plus grande performance d’acteur que vous ayez vue?
La scène avec Marlon Brando dans The Godfather, lorsque le personnage joué par Robert Duval lui annonce que son fils Sonny s’est fait assassiner à un poste de péage au bord de l’autoroute. C’est une scène classique pour la thématique «quelqu’un qui apporte une mauvaise nouvelle». L’économie avec laquelle il encaisse la nouvelle et en même temps le volcan de tristesse que cela fait surgir en dedans de lui… C’est vraiment très bon.
Sur Facebook, quelqu’un a mentionné que vous êtes l’équivalent québécois d’Anthony Hopkins. Cela vous convient comme comparaison?
Absolument! Je l’ai vu pour la première fois durant les années 1970, dans une version doublée de Guerre et paix de Tolstoï, à Radio-Québec (l’ancien nom de Télé-Québec). À cette époque, il avait 40 ans de moins, et je le regardais travailler en me disant : «Mais comment fait-il ça?» J’avais l’impression que tous les autres acteurs jouaient dans un registre qu’il avait fait disparaître. J’avais 24 ou 25 ans, et j’ai dit à ma blonde de l’époque : «Tu vois ça? Eh bien, c’est à ce genre d’acteur que j’aimerais ressembler.»
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Métaphore du Québec moderne
Dans Tu te souviendras de moi, Édouard, historien d’envergure et penseur marquant du Québec contemporain, voit peu à peu, paradoxe, sa mémoire défaillir en raison de la maladie. Ce qui a pour effet de le rendre de plus en plus irritable, d’autant qu’il éprouve des troubles de lenteur et de confusion. Il est entouré de sa femme et de sa fille, qui a un nouveau conjoint. Ce dernier est père d’une femme de 20 ans qui se retrouvera avec Édouard. Celui-ci lui parlera du Québec des 40 dernières années. Bien qu’elle soit en présence d’une véritable encyclopédie vivante, la jeune femme semble davantage préoccupée par YouTube et Facebook sur son iPhone. Vous avez dit métaphore du Québec moderne?
Tu te souviendras de moi
À La Licorne
Jusqu’au 22 février
Série noire
Le lundi à 21 h à Radio-Canada