Vincent Warren, le dieu de la danse
Vincent Warren l’avoue dans un sourire: il s’ennuie un peu de cette époque où le ballet était si présent, de ces temps où la «grâce et la beauté» étaient partout. Avec Un homme de danse, documentaire dédié à sa vie, et réalisé avec amour et finesse par Marie Brodeur, on suit les pas de cet artiste d’exception, revisitant son foisonnant passé et nous enivrant au passage, oui, de grâce et de beauté.
Il nous accueille dans sa maison comme on accueillerait une grande amie. Chocolats, café, biscuits, jujubes, «un peu de jus d’orange?» Galant et attentionné, celui qui fut danseur étoile des Grands Ballets canadiens prend notre manteau, nous fait valser d’une pièce à l’autre. «Ici, c’est le coin que j’appelle la pièce indienne! Ça, c’est une statue de Ganesh. Ça, c’est une statue de Shiva. Tu connais Shiva?» Plus loin, ému, il nous montre le portrait, en noir et blanc, de lui, jeune, avec son grand amour, le poète Frank O’Hara, dont la mort en 1966 chamboula son existence.
Cette image et l’importance que l’homme occupa dans sa vie font partie des innombrables sujets abordés par Marie Brodeur, réalisatrice, ancienne danseuse (on le voit à son élégance), dans son documentaire dédié à Vincent Warren. Un documentaire qui (c’était inévitable, dit-elle) aborde le parcours du grand artiste, mais parle aussi d’amour, de l’importance de l’éducation, de la transmission de la culture, du Québec. Car son charismatique protagoniste possède non seulement une vie digne des grandes épopées, mais aussi une connaissance encyclopédique. Son appartement regorge d’artefacts. On entrevoit de vieux boîtiers de classiques avec Marilyn, des meubles antiques. Et son jardin. «Tu as vu mon jardin?»
En anglais, Un homme de danse devrait s’appeler Vincent Moving. Car, telle une mélancolique trame de fond narrative, Marie Brodeur présente, çà et là, des images de l’artiste, aujourd’hui âgé de 77 ans, mettant ses objets, sa vie, ses souvenirs, dans des boîtes. Puis, faisant don de milliers de ses livres à ce qui deviendra la Bibliothèque Vincent Warren, sise au sein de l’École supérieure de ballet du Québec, aujourd’hui dirigée par Anik Bissonnette (qui témoigne d’ailleurs dans le film).
Ce grand déménagement, d’un appartement où il aura vécu «de 1966 à 2014» avant d’arriver dans celui où il réside aujourd’hui, devient ainsi une métaphore. Sur la nécessité d’avancer, en gardant certains éléments du passé, en se départissant de certains autres. Marie Brodeur, qui «s’est offert le luxe de faire un documentaire comme on en faisait à l’époque de Pierre Perrault, où on passait deux, trois ans à suivre son sujet», confie avoir utilisé ce procédé «pour faire parler Vincent». «En mouvement, remarque-t-elle, les gens se livrent beaucoup plus.»
Ils sont plusieurs à s’être livrés à la cinéaste. Interprètes, chorégraphes, compagnons qui, malgré le temps qui passe, restent soudés par le lien unissant ceux qui ont dédié leur vie à la danse. «Quand tu fais partie d’une compagnie, il y a une proximité physique, souligne Marie Brodeur. Tu développes un sens tribal. Les autres danseurs, c’est ta tribu.»
«C’est ta famille, renchérit Vincent Warren avec son accent chantant. C’est comme les gens dans le “militaire”. Quand tu termines ton service, tu es toujours membre de ta troupe. Nous, quand on faisait des spectacles, on partait tous en autobus pour des semaines. Les danseurs dormaient dans les racks pour les valises! Des choses comme ça, c’est des ”mémoires”. Ça reste.»
Les souvenirs restent. Mais parfois, on a besoin de se les faire rappeler. Se faire rappeler, aussi, que les autres se souviennent de nous. «Je me sentais un peu oublié dans les dernières années, avoue l’artiste d’un ton triste. Parce que la carrière d’un danseur, c’est: tu es là… et tout d’un coup tu n’es plus là. Je cite souvent Agnes de Mille, la chorégraphe, qui dit que la danse est écrite sur l’air. C’est dans la mémoire que la danse vit.»
«Toutes les histoires qu’il m’a racontées, toutes les époques qu’il a traversées! C’est un homme qui a tellement de culture et qui travaille si fort pour la préserver!» – Marie Brodeur, réalisatrice
Comme nous le rappelle Marie Brodeur dans son film, Vincent Warren est né en Floride, en 1938 («le plus jeune d’une famille de 14 enfants!»). Tout petit, il a été captivé par le classique du cinéma en technicolor The Red Shoes. Au point où, avec l’argent gagné en tant que camelot, il s’est payé des cours de ballet. Sa passion l’a ensuite mené vers les plus hauts sommets. À l’écran, il mentionne avoir été dirigé par Stravinsky et avoir fréquenté, à New York, la même classe que Noureev. «C’est du bonbon! remarque la réalisatrice. Il a tellement d’histoires!» Comme celle qu’il s’empresse de nous raconter; ce jour de 1961, quand il n’habitait pas encore Montréal, où il était arrivé à l’aéroport et que le douanier lui avait demandé sa profession. «Danseur pour les Grands Ballets», avait-il répondu. «Oh! Les Ballets de Madame Chiriaeff! de s’exclamer le douanier. Bienvenue au Canada! Canada welcomes artists!» «And it never happened again!» s’esclaffe Vincent. Il évoque aussi avec une touche de nostalgie L’heure du concert, émission diffusée sur les ondes de Radio-Canada dans le cadre de laquelle «René Lévesque avait fait un entretien avec Balanchine! Moi, je l’ai connu! Il était chaaaarmant!»
Avec un clin d’œil, Marie Brodeur note que c’est surtout Vincent qui avait du charme. Notamment quand il incarnait Tommy, héros de l’opéra rock des Who, chorégraphié par Fernand Nault. Une époque durant laquelle le public de la Place des Arts n’hésitait pas à fumer des herbes psychédéliques pendant les représentations et où les danseurs, Vincent Warren en tête, avaient de longues crinières. «It was all about the hair! lance-t-il en rigolant. C’était merveilleux pour moi. Wow! Un rôle de star!»
Malgré tout, l’ancienne étoile «qui n’a jamais quitté Montréal»insiste pour dire que le but de la danse, ce n’est pas d’être une vedette. C’est d’être un artiste. «Il faut avoir vécu! Oui, il faut la technique, mais il faut surtout avoir quelque chose à dire!» Et c’est ce qu’il aimerait que le film ait comme impact: «Que les gens aient du respect pour ce qui s’est passé avant et qu’ils bâtissent là-dessus pour l’avenir.» Car la danse, estime-t-il, est «comme la marée». Des fois ça monte, d’autres fois, ça descend. «Par exemple, quand les ballerines dansaient sur les orteils, faisaient des acrobaties, Isadora Duncan est venue avec des mouvements plus simples, gracieux, vécus avec son esprit. C’était une révolution nécessaire. Qui a fertilisé la danse classique. Diaghilev s’en est inspiré. Quelqu’un d’autre va venir.» «On va peut-être revenir à un certain romantisme! avance Marie avec espoir. Car on ne veut plus être choqués!»
«Mais on ne PEUT plus choquer! s’exclame Vincent. La nudité? Pfff. La sexualité? Pfff. So what!»
Au FIFA
Vendredi à 19h30 et le 20 mars à 17h au Musée des beaux-arts de Montréal
Le lundi à 15h au Centre canadien d’architecture