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Des pionniers du Mile-Ex luttent contre leur éviction

Frances Foster, menacée d'éviction, habite dans son studio depuis 31 ans. Photo: Nicolas Monet/Métro

«J’aurais dû me méfier davantage, mais je suppose que je rêvais un peu en couleur», lance le septuagénaire Trevor Goring.

Un tumulte régnait depuis un certain temps dans le grand immeuble industriel du secteur Marconi-Alexandra (Mile-Ex) dans lequel sa voisine, Frances Foster, et lui habitent depuis 31 ans. Les deux artistes, considérés par le voisinage comme des piliers de la communauté, sont les derniers locataires qui y demeurent. La poignée d’autres artistes qui y résidaient est partie à la demande du propriétaire — une compagnie à numéro détenue par l’homme d’affaires montréalais Sheldon Mintzberg — en échange d’une indemnité financière, à leurs dires.

Le couperet est tombé le 11 novembre dernier. Trevor Goring et Frances Foster ont reçu par courriel des avis d’éviction les sommant de quitter leur logement d’ici la mi-mai 2023.

C’était comme un coup de poing dans le ventre.

Trevor Goring, résident du secteur Marconi-Alexandra (Mile-Ex)

Problèmes d’isolation et de chauffage, toit qui coule, chauffe-eau qui fait des siennes: l’immeuble est en mauvais état, aux dires des locataires. De façon inusité, ils doivent obligatoirement passer par les quais de débarquement d’une entreprise de camionnage pour se rendre à leurs portes.

Malgré tout, il n’est pas question pour eux de quitter leurs studios, pour lesquels ils payent respectivement 690$ et 660$ par mois, largement en deçà de la moyenne des loyers dans l’arrondissement. Ils s’adressent au Tribunal administratif du logement (TAL) pour conserver le droit d’occuper les lieux.

Trevor Goring, dans son studio. Nicolas Monet/Métro

Des motifs d’éviction flous

Selon les avis d’éviction envoyés par 9044-0744 Québec inc., les grands studios dans lesquels ils vivent et peignent seront agrandis et transformés en espaces à vocation commerciale ou industrielle.

Des motifs «peu clairs et imprécis» qui rendent les avis invalides et laissent croire «qu’il y a des motifs sérieux de douter que le locateur a réellement l’intention de mener à terme son projet», plaident les locataires dans leur demande au TAL. Aucune demande de permis visant les logements n’a été soumise par la compagnie, confirme l’arrondissement de Rosemont–La Petite-Patrie.

Par ailleurs, Trevor Goring bénéficierait d’une protection légale contre les évictions. L’article 1959.1 du Code civil du Québec empêche, sauf exception, les reprises de logements ou les évictions pour les locataires à faible revenu âgés de 70 ans et plus qui demeurent dans leur logement depuis plus de 10 ans. M. Goring répond à tous ces critères, allègue-t-on dans la demande déposée au TAL. Frances Foster, 65 ans, ne peut invoquer cette protection.

Joints par Métro, Sheldon Mintzberg et d’autres représentants de 9044-0744 Québec inc. ont refusé de commenter l’éviction des deux locataires et n’ont pas voulu donner plus de détails sur les projets envisagés.

La façade de la rue Jeanne-Mance du bâtiment industriel dans lequel demeurent Frances Foster et Trevor Goring. Nicolas Monet/Métro

Comment se reloger?

En avril dernier, la compagnie propriétaire a offert à Trevor Goring et Frances Foster une somme forfaitaire de 14 000$ pour qu’ils quittent leur logement à la fin du mois d’octobre. Aucun loyer ne leur serait demandé d’ici là.

Une offre refusée sans hésitation par les deux locataires.

Dans l’état actuel du marché locatif, Frances Foster n’a pas les moyens de se trouver un autre logement convenable, explique-t-elle. «Je ne peux pas dire que je gagne beaucoup d’argent avec mes toiles», précise celle qui travaille également comme préposée pour les personnes souffrant d’Alzheimer ou de démence pour arrondir les fins de mois.

Même son de cloche chez Trevor Goring, qui scrute depuis novembre dernier les appartements disponibles. Le fait qu’ils recherchent des studios assez grands pour qu’ils puissent y vivre et y peindre — rares et dispendieux — complexifie davantage la relocalisation, explique-t-il.

Leurs voisins qui sont partis l’année dernière n’ont toujours pas trouvé d’alternatives, selon leurs dires. «Ça n’existe plus à Montréal, des ateliers-résidences», tranche Frances Foster.

Malgré tout, les motifs derrière leur résistance dépassent largement leur précarité financière. «C’est ma communauté, explique-t-elle. C’est ici que je me suis enraciné.»

Le studio de Frances Foster. Nicolas Monet/Métro

Emportés par la vague

En 1992, Frances Foster et Trevor Goring ont emménagé dans l’immeuble de la rue Saint-Zotique Ouest avec 12 autres artistes. Le propriétaire de l’époque, un dentiste, rêvait de transformer l’ancienne imprimerie de près de 19 000 pieds carrés en communauté où des créateurs pourraient résider et créer à bas coût. Croulant sous les dépenses d’exploitation de l’immeuble qui s’accumulaient rapidement, ce propriétaire l’a rapidement vendu.

Loin d’être le quartier prisé qu’il est aujourd’hui, le secteur Marconi-Alexandra du début des années 90 était très bigarré, se rappelle Mme Foster. Quelques familles vivaient entre les duplex et les bâtiments industriels victimes d’années d’abandon et de négligence. Les usines de textiles et de transformation alimentaire grondaient encore, mais étaient à leur dernier souffle. Le quartier n’était pas du tout éclairé et devenait complètement silencieux la nuit, à l’exception des trains sillonnant la voie ferrée du Canadian Pacifique qui scindait le quartier.

Les gens me demandaient pourquoi j’allais habiter-là. Moi je me suis sentie tout de suite à la maison.

Frances Foster, résidente du secteur Marconi-Alexandra (Mile-Ex)

«C’était avant l’arrivée de l’argent», souligne Frances Foster. Elle a vu la gentrification se déployer en regardant par la fenêtre, précise-t-elle. «Un des premiers indices, ça a été l’apparition des coureurs.»

Rapidement, les manufactures ont fermé, et les traditionnelles maisons de type shoebox [NDLR: petite maison unifamiliale, à un seul étage] ont été converties en résidences architecturales. Une transformation qui s’est concrétisée par la popularisation du sobriquet «Mile-Ex», au tournant des années 2010, constate Mme Foster.

L’artiste est bien consciente qu’elle ne peut aller à contre-courant de cette vague de transformation. «C’est juste difficile quand c’est toi qui te fais emporter», souligne-t-elle.

Le corridor menant aux studios de Trevor Goring et Frances Foster.

Au front pour le parc des Gorilles

Quelques jours après la réception des avis d’éviction, le 16 novembre 2022, l’arrondissement de Rosemont–La Petite-Patrie annonçait le début des travaux du parc des Gorilles. La résultante d’un long combat mené pendant 10 ans par Trevor Goring et Frances Foster, ainsi qu’une poignée de voisins pour faire renaître un espace vert sur l’ancien chemin de fer du Canadien Pacifique.

En mai 2013, sans crier gare, le promoteur immobilier qui détenait le terrain, Olymbec, fait raser les peupliers qui parsemaient le terrain vague. L’arrondissement freine rapidement le développement et réserve le terrain en vue de son acquisition. Le voisinage se mobilise rapidement et forme Les AmiEs du Parc des Gorilles, groupe qui milite pour la création d’un parc, avec qui l’arrondissement a étroitement collaboré.

Le maire de Rosemont–La Petite-Patrie, François Limoges, a d’ailleurs tenu à souligner la contribution de Frances Foster et de Trevor Goring à la revitalisation du secteur, en mars dernier, au conseil d’arrondissement.

On est de tout cœur avec vous. Ça serait infiniment cruel qu’on inaugure le parc des Gorilles sans vous.

François Limoges, maire de Rosemont–La Petite-Patrie

«C’est tellement déchirant d’avoir passé dix ans à se battre pour obtenir ce qui va être un parc merveilleux. Et voilà qu’on aura peut-être à se retrouver à Pointe-aux-Trembles plutôt qu’à Marconi-Alexandra, déplore Trevor Goring. Le trajet en autobus pour visiter le parc va être quand même long.»  

«Je n’ai jamais eu d’enfants. Pour moi, le parc des Gorilles représente quelque chose que moi-même et d’autres avons créé et nourri», soupire Frances Foster. Des œuvres artistiques et des objets de toutes sortes à l’effigie du parc se retrouvent un peu partout dans son appartement. «On a travaillé si dur, et on me retire de la communauté et du résultat. C’est inconcevable.»

Le site du futur parc des Gorilles. Nicolas Monet/Métro.
Concept final d’aménagement du parc des Gorilles

Un comportement «sans-cœur»

En plus de l’insécurité et la peur, c’est une certaine colère qui anime Trevor Goring. «Pas tant à cause [de mon éviction] que de la cruauté qui s’exerce dans tout le pays, explique-t-il. Des milliers de personnes sont dans la même situation.»

Le Montréalais d’adoption, originaire de l’Angleterre, déplore l’impuissance des autorités, en premier lieu la Ville de Montréal, pour protéger les locataires.

M. Goring ne mâche pas ses mots à l’égard du propriétaire 9044-0744 Québec inc., qualifiant son comportement de «sans-cœur». «Ils n’ont pas essayé de négocier avec nous au préalable», dénonce-t-il, précisant qu’il aurait été prêt à payer un loyer un peu plus élevé. Ils nous ont simplement donné un avis d’éviction.»

Les logements laissés vacants par les locataires qui ont quitté l’immeuble l’année dernière sont seulement utilisés pour de l’entreposage, à ses dires. Un controversé projet de microdistillerie est également planifié dans une autre section de l’immeuble.

On est comme des moustiques qui bourdonnent dans la pièce. Ils essaient de nous écraser.

Frances Foster, résidente du secteur Marconi-Alexandra (Mile-Ex)

«On est au bout de l’immeuble, plaide de son côté Frances Foster. On n’est pas dans le chemin.»

«Si [Sheldon Mintzberg] avait une vision à long terme, il nous inclurait, poursuit-elle. Nous avons contribué à façonner le quartier. C’est grâce à notre persévérance, à notre patience et à notre passion qu’il dispose d’un bâtiment qui bénéficie du parc des Gorilles et que davantage de personnes veulent venir s’installer dans la communauté.»

Frances Foster peint dans son studio. Nicolas Monet/Métro

Après le combat pour le parc des Gorilles, les deux artistes sont familiers avec les histoires de David contre Goliath. «Olymbec avait aussi beaucoup de ressources, mais elle a été prise de court par la passion que son projet a suscitée au sein de la communauté», illustre-t-elle.

Frances Foster dit n’avoir aucun plan B: «Trevor et moi sommes ici depuis plus de 30 ans. On est fermement ancré dans nos convictions de rester et d’affronter ces poches profondes avec toutes les ressources dont nous disposons. Mon plan, c’est de me battre aussi fort que possible et de courir dans les flammes.»

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