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Joanne Liu fustige l’inaction de l’Occident

Photo: Sylvie-Anne Paré/Collaboration spéciale

Camps de détention de migrants en Libye, résurgence d’Ebola en Afrique et conflit en Syrie: la présidente de Médecins sans frontières (MSF), la Dre Joanne Liu a appelé lundi à la fin de l’inaction des gouvernements occidentaux avant de déplorer l’obsession pour la sécurité des pays les plus riches.

«Les déplacements forcés des populations, c’est la crise de l’heure», a affirmé d’emblée la pédiatre et présidente de MSF depuis 2013 devant les invités du Conseil des relations internationales de Montréal (CORIM). Pour Joanne Liu, l’inaction gouvernementale et civile face aux 60 millions de personnes déplacées globalement à cause des guerres, des famines et des gouvernements totalitaires sera la «tache morale du XXIe siècle».

Une situation qu’elle s’entête à dénoncer. «Tant que les gens pensent que ce n’est pas dans leur cour, ils vont considérer que ce n’est pas un problème, jusqu’à ce que des gens s’échouent sur leurs plages, en Grèce et en Italie», a-t-elle déploré, accusant ce qu’elle appelle le «raisonnement en termes de sécurité».

«C’est très tentant de se replier, mais il faut contrer ça, martèle la docteure. Pour moi, c’est une crise humaine, et ne pas reconnaître l’humanité dans les 60 millions de personnes qui sont parties de chez elles, c’est aussi ne pas reconnaître sa propre humanité.»

«Je crois que le Canada pourrait accueillir plus de gens», affirme Joanne Liu, tout en reconnaissant que le sujet est polarisant.

Un appel qu’a lancé le représentant canadien du Haut-commissariat pour les réfugiés de l’ONU, Jean-Nicolas Beuze, à la fin avril. «Le monde est en mouvement. Le Canada a été épargné jusqu’à maintenant en raison de sa situation géographique, mais ça tend à changer, 20 000 passages irréguliers [à la frontière canadienne en 2017, NDLR] c’est très peu en comparaison des 700 000 Rohingyas qui sont entrés au Bangladesh en quelques jours, ou du million de Sud-Soudanais en Ouganda», avait-il alors relativisé en entrevue avec Métro.

Pour M. Beuze, la «normalité» de l’immigration au Canada est en train de changer. «C’est une question de volonté politique que de trouver les ressources pour accueillir des gens qui fuient la persécution et de respecter les conventions internationales et le droit canadien», a-t-il fait valoir.

Un plaidoyer auquel a tenu à répondre le cabinet de la ministre fédérale du Développement international, Marie-Claude Bibeau. «Notre système d’immigration et d’accueil de réfugiés repose sur un processus rigoureux qui permet d’assurer à la fois la sécurité […] et la dignité humaine», a soutenu le ministère dans un courriel.

L’attention accordée à la sécurité est d’ailleurs une cible fréquente des sorties publiques de la Dre Liu. «Tant que la population va continuer à dire “protégez nos frontières”, les gouvernements vont protéger les frontières. Ils vont toujours essayer de faire quelque chose qui va plaire à leurs électeurs, et l’inaction, présentement, elle tue», déplore-t-elle.

L’enfer libyen
Le «coût de l’inaction», Joanne Liu l’a vécu personnellement lors d’une visite dans les camps libyens de détention de personnesdéplacés en provenance d’Afrique subsaharienne. L’État de droit est inexistant en Libye, et la situation politique s’est gravement dégradée depuis le renversement de Mouhamar Khadafi en 2011. Les personnes migrantes utilisent cette route pour accéder à l’Europe, notamment à l’Italie, au péril de leur intégrité et de leur vie, risquant d’être réduites à l’esclavage, violées ou tuées.

C’est dans un de ces camps que la Dre Liu a rencontré «ce qui s’approche le plus de la souffrance humaine» : des centaines de personnes entassées dans une pièce sans fenêtre, sans ventilation. «Des dizaines d’yeux se sont tournés vers moi, raconte-
t-elle. J’y ai vu la terreur.»

«Les camps de détention libyens sont des lieux de non-droit où on utilise le viol comme outil de soumission.» – Joanne Liu, présidente de Médecins sans frontières

MSF refuse d’accepter l’argent de l’Union européenne, estimé à près de 100 M$, depuis 2016, affirmant s’opposer à la politique de l’Europe, qui vise à intercepter les bateaux de migrants en Méditerranée pour les retourner en Libye.

«Je ne comprends pas qu’au XXIe siècle, avec tout ce qu’on a, qu’on permette ça, se désole Joanne Liu. Il ne faut pas renvoyer des gens en Libye, il faut les sortir de la Libye. On alimente un business basé sur le désespoir des gens et on crée de la souffrance humaine à la limite de l’échelle industrielle.»

Les erreurs contre Ebola
MSF s’est impliqué dans la lutte contre le virus Ebola lors de l’épidémie de 2014 en Afrique de l’Ouest, qui a fait plus de 11 000 morts et laissé plus de 10 000 personnes avec des séquelles en Guinée, au Liberia et en Sierra Leone.

Pour Joanne Liu, cette éclosion de fièvre hémorragique mortelle est un signe inquiétant de l’indifférence occidentale face aux problèmes de l’Afrique. «Si on n’avait pas pris 6 mois à se réveiller en 2014, on n’aurait pas eu 28 000 personnes infectées. Moi, je ne comprends pas qu’en 2018, on ne soit pas capable de prévenir ce qui peut l’être», fustige la docteure.

Plus alarmant encore est le manque d’expérience des entités gouvernementales pour faire face aux épidémies. «Je trouve ça hallucinant qu’après la plus grosse épidémie de fièvre hémorragique au monde, l’entité qui aura le plus de savoir-faire pour y faire face sera une ONG internationale privée», estime Joanne Liu.

«L’Ebola a démontré que, collectivement, on n’est pas prêts à faire face à des pandémies, et qu’on est sous-préparés, sous-financés et sous-conscientisés.» – Joanne Liu

MSF a toutefois appris de son expérience et compte bien agir différemment sur le terrain en République démocratique du Congo (RDC), où une quarantaine de cas d’Ebola ont été répertoriés dans une province reculée. «On s’est mobilisés très rapidement,et aujourd’hui on a déjà un centre de traitement. L’inquiétude, c’est que c’est très éloigné, ça prend 15 heures de moto pour se rendre», relate-t-elle.

Le cabinet de la ministre Bibeau dit s’inquiéter lui aussi de la situation en RDC. «Un vaccin mis au point par le Canada est prêt à être distribué par l’alliance Gavi [un partenariat public-privé pour favoriser l’immunisation, NDLR] si les autorités concernées le demandent», peut-on lire dans un courriel envoyé à Métro. Le ministère mentionne son financement de 3 M$ dans le Fonds de réserve de l’Organisation mondiale de la Santé.

«Aujourd’hui, on s’énerve sur le choix entre le vaccin et le traitement. C’est l’un ou c’est l’autre, et présentement tout le monde veut son nom dans la recherche qui sera faite sur le terrain. Je leur réponds: “Ce n’est pas à propos de vous, c’est à propos des personnes infectées et affectées”», explique la médecin responsable de MSF.

«Il faut se dire qu’il y a présentement des gens en train de mourir d’une maladie qui ferait beaucoup moins de victimes si on s’y mettait tous ensemble», fait valoir Joanne Liu.

L’hypocrisie en Syrie
Pour la directrice de MSF, le conflit en Syrie est un exemple parfait de la «dissonance cognitive» des pays occidentaux. Lors de la reprise de la ville de Raqqa, selon la médecin, plus de gens sont morts tués par des pièges explosifs laissés par le groupe armé État islamique, ainsi que par des munitions non explosées provenant des bombes de la coalition internationale, à laquelle le Canada a participé.

«La dissonance cognitive, c’est quand on dit aux gens: “Sortez pas de vos pays, venez surtout pas nous emmerder”, et en même temps, une fois qu’on a libéré des endroits, de ne pas les aider à les réintégrer», dit-elle.

Des pistes de solution
Malgré ses vives critiques à l’égard du Canada, la Dre Liu croit qu’il y a toujours place à l’amélioration, notamment lors du sommet G7, à La Malbaie, au Québec. «Le Canada doit se mouiller sur certains sujets, sur la façon de voir collectivement certaines crises, avance Joanne Liu. Le Canada a quand même été un leader dans l’accueil des Syriens, mais est-ce qu’il peut y avoir un nouveau projet semblable à celui [de 2015]?»

«Je crois qu’aujourd’hui la société doit se lever et dire en quoi elle croit. Je ne crois pas qu’on croie en la répression et au coût humain de ce qui se passe aujourd’hui», tranche-t-elle.

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