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Vous me faites peur

Frédéric Bérard

San Diego, août 2017. Dans un resto sympathique ayant élu domicile tout juste à côté d’une plage qui l’est tout autant. Une voix brusque se fait entendre d’une table voisine: «Hey, les fans des Dodgers ne sont pas bienvenus ici!».

Seul, affublé d’une casquette de l’équipe ennemie, me doute bien que le commentaire s’adresse à bibi. Un costaud bonhomme, mi-cinquantaine accompagné de deux dames d’une décennie ses cadettes, m’envoie la main, sourire narquois aux lèvre. Je lui retourne le salut, presque honteux de ne pas avoir réfléchi plus longuement au crime de lèse-partisan dont je me trouvais coupable.

«Viens t’asseoir avec nous autres!» Devant mon refus poli, ceux-ci, manifestement en quête d’une jasette quelconque, débarque à ma table.

Après les questions d’usage, la bombe: «pourquoi les Canadiens haïssent notre président?». Foque. Pour un gars en vacances souhaitant éluder les débats stériles qui pompent l’essence de ses énergies annuelles, me voilà mal barré. Je réponds bien entendu je ne représente personne autre que moi-même, et que Trump constitue l’illustration parfaite de tout ce qui m’écœure dans la vie: le mensonge, l’absence d’empathie, la bigoterie et le racisme, et combien d’autres travers.

N’en fallait pas plus pour que les trois lascars procèdent manu militari  et sans appel, à mon procès. Quoi, je ne savais pas que les Clinton étaient des pédophiles notoires? Que le sous-sol d’une pizzeria new-yorkaise leur servait, ainsi qu’à d’autres membres de l’establishment américain, de quartier général où sont commis les pires atrocités sur une pléiade d’enfants, le tout au nom d’un rite pédo-satanique? Qu’une irrésistible drogue est constituée à même le sang de milliers de ceux-ci (doivent être tassés, quand même, dans ce sous-sol), que certaines vedettes d’Hollywood, dont Tom Hanks et je-ne-sais-plu-qui, sont parfaitement accrocs à ladite dope?

Devant mon air dubitatif-quasi-amusé, le trio infernal y va du coup de grâce: deux vidéos, sur Youtube évidemment, animés par deux types aux allures sobres et érudites. «Fais tes recherches!», m’implorent-ils alors que je mets fin à la discussion, gentiment, tout juste après m’être enquéri subtilement de leur formation. Trois diplômés d’une vraie université (par opposition à la néanmoins prisée université de la vie).

De retour vers ma chambre, secoué, une constation me frappe d’emblée: quelle chance que notre Québec soit exempt, ou presque, de tarés du genre. Bonheur d’occasion.

***

Umberto Eco affirmait que les réseaux sociaux «[…] ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar, après un verre de vin et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite alors qu’aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel.»

Évidemment intéressé par la chose publique, j’apprends ainsi quotidiennement, par des milliers de mes concitoyens, que la pandémie actuelle émane d’un virus fabriqué de toutes pièces dans un laboratoire chinois, transmis par les tours 5G, dont la manœuvre a été financé par les fondations Clinton (tiens, tiens) et surtout Gates, ce milliardaire souhaitant vacciner de force l’ensemble de la population mondiale histoire de lui insérer, toujours de force, une micro-puce ayant pour conséquence de réaliser son plus grand fantasme: celui de réduire le nombre d’humains sur Terre. La preuve ultime? Qu’en 2015, Gates prédisait une pandémie prochaine qui prendrait de court nos dirigeants, non-préparés à celle-ci. CQFD, apparemment, même si, ô énigme, le vaccin dénoncé s’avère toujours introuvable. On pourrait aussi ajouter, merci à Lucie, le danger innommable des chemtrails produit par des agents secrets à bord d’avions, ceux-ci étant indubitablement  propulsés par des «gouvernements qui ne veulent pas notre bien», souhaitant par ailleurs «détruire l’économie» et «renforcer l’état de dictature». Ben coudonc.

Un terrain fertile, ici aussi et eus-je dû m’en douter à l’époque, à la mise en marché d’un nouveau bozo-à-batterie-graine-de-facho, à la sauce leader suprême. Vous me faites peur, sérieux.

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