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Un lunch avec ma fille

CHRONIQUE – Elle se pointe au coin convenu, devant mon bureau, à l’heure discutée. Souriante, elle m’envoie la main, enroulée dans un long paletot noir et coiffée de la casquette des Yankees offerte récemment. Y a pas à dire, ma fille, au contraire de son paternel, a le sens du look.

De son mélange de zénitude et enthousiasme typique, elle lance : ça va !? On va où?! J’ai faim !

On choisit un endroit où on allait lorsqu’elle était gamine. En chemin, son moulin à paroles débite une histoire après l’autre. 

-Ah attends! C’est mon amie!

Elle revient.

-C’était qui ?

-Une amie avec qui je fais du yoga chaud, juste à côté. Sérieux, c’est vraiment difficile, mais j’adore !

-Tu viens ici comment?

-En BIXI ou en autobus, ça se fait bien!

-Même tard le soir?

-Mais oui!

C’est qu’elle est urbaine, ma grande. Un poisson dans l’eau (des grands centres).

Bientôt 22 ans. Déjà. Cliché, je sais.  Mais hier encore, nous étions attablés ici, sa tête dépassant à peine. Demain, elle quittera pour les Pays-Bas, histoire de compléter son bacc en philo et études féministes. Quasi-graduée, donc, elle affiche un sourire reconnaissant mais aussi curieux. Celui des prochaines aventures.

À l’époque du choix du programme universitaire, ses doutes, majeurs, lui bouffaient son calme habituel.

Ma réponse tournait alors autour d’un autre cliché : « Bah, choisis ce qui te plaît, le reste va aller par lui-même, t’en fais pas. »

Trois ans et une pandémie plus tard, madame sort de McGill avec un GPA pratiquement parfait, la tête bien droite et empreinte de bagages intellectuels, expériences et amitiés.

Si le papa est fier? Surtout de la femme qu’elle est : empathique, juste et dévouée.

De quoi de beau. D’inextricablement rassurant pour la suite.

Parce que peu importe ce qu’on choisit comme destinée, les valeurs, elles, résistent aux intempéries. Celles du temps et de l’Hommerie. Braver la fin du monde, en bref, à coups d’antidote, une jeune allumée à la fois.  De l’espoir au compte-goutte, mais espoir quand même.

-Ah papa, je voulais te dire…il m’est arrivée quelque chose de difficile, la semaine dernière.

Ému, incapable de poursuivre.

Aucune sacrée idée de ce qui a bien pu se produire, mais de voir son enfant paralysée ainsi, ça pogne aux tripes. 

-Prends ton temps….

D’une voix saccadée, elle reprend.

-Je suis allée au palais de justice. Pour une amie.

Jusqu’alors plus ou moins audible, son propos prend du tonus: 

-Il y a trois ans, elle se promenait sur la rue, en plein jour, à Outremont. Une auto noire avec un gyrophare s’est arrêtée. Un gars en est sorti, se faisant passer pour un policier. Il « l’arrête », la lance dans la voiture, et il démarre.

-…

– Mais comme il n’avait pas pensé à verrouiller les portes, elle a sauté en bas de l’auto pendant qu’elle roulait, est tombée au sol, et s’est mise à crier comme une perdue. Des gens sont venus la secourir, et ont appelé la police, avec le numéro de la plaque du char.

– Wow.

– Le gars en question, son surnom, c’est le « violeur de Laval ». Il attaque des femmes le soir à la sortie des autobus, avec des couteaux, tu vois le genre.

-Il a été condamné?

-Oui, pour l’enlèvement de mon amie, pour d’autres crimes sexuels, aussi. Il s’est déjà évadé de prison, est retourné en dedans, etc.

-Et ton amie, comment elle va, aujourd’hui? Et s’il a déjà été condamné, pourquoi il y avait audience, la semaine dernière?

-Elle est tellement forte, papa, tu ne croirais pas. L’audience a eu lieu parce que la couronne veut qu’il soit inscrit au registre des délinquants dangereux, pour l’ensemble des crimes qu’il a commis.

-Et ton amie a témoigné?

-Son avocate a lu une lettre de sa part. J’en ai encore des frissons. C’était trop difficile, papa.

-Je comprends donc…

-Mais tu sais quoi? Je sais maintenant ce que je vais faire : travailler pour un organisme qui vient en aide aux femmes. Y a trop de cas comme ceux-là, dont presque personne ne parle, comme si on s’en foutait. Pendant les pauses, les employées du palais de justice faisaient des blagues entre eux.

– Je ne les excuse pas, mais comme ils en voient à tous les jours…

– Justement, ça arrive trop souvent. Ç’aurait pu être moi ou n’importe quelle fille.…

Oui, c’aurait pu. Ç’aurait pu être ma fille, l’urbaine, déambulant les rues montréalaises, sombres ou ensoleillées. Celle qui quitte pour l’Europe, seule, sous peu. Moi qui l’a, au fil de nos voyages autour du monde, accompagnée dans notre quête commune d’aventures, n’y sera pas, cette fois.

La poisse.

Mais je ne suis pas, non plus, temps plein avec elle à Montréal.

Le monde, peu importe son recoin, est une ignominie  potentielle pour toute femme.

À Amsterdam.

À Paris

À Buenos Aires.

À Kiev.

À Outremont.

Même en plein jour.

Reste à se rattacher à la fortune de l’absurdité de l’existence.

Une goutte d’antidote à la fois.

Twitter de Frédéric Bérard

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