Les nouveaux défis de la criminalisation
Depuis un jugement sévère de la Cour suprême en octobre dernier sur la criminalisation de la non-divulgation du VIH, les personnes séropositives doivent composer avec une menace judiciaire de plus en plus complexe.
«On dit d’abord aux gens de conserver des preuves de la divulgation de leur statut en le faisant devant témoin, en enregistrant la conversation ou en se dévoilant par courriel», énumère l’avocate au service info-droits de la COCQ-Sida, Camille Alix. Pour les couples, l’avocate évoque la possibilité de rédiger un contrat entre la personne séronégative et le porteur du VIH.
«Le port du préservatif est assez difficile à prouver en cour. Je conseille parfois aux gens de garder leurs condoms au congélateur, explique l’avocate. Ce sont des situations farfelues, mais nous sommes obligés d’en parler.» Les séropositifs qui sont suivis médicalement, eux, doivent garder un carnet prouvant que leur charge virale est faible ou indétectable.
Appelée à se prononcer sur deux cas de poursuite contre des porteurs du VIH (R. c. Mabior et R. c. D.C.), la Cour suprême a décidé le 5 octobre dernier que la non-divulgation était tolérable seulement lorsqu’il y avait port du condom et que la charge virale de la personne séropositive était faible ou indétectable. Dans tous les autres cas, qu’il y ait eu transmission ou non du virus, la non-divulgation du VIH peut être condamnable au même titre qu’une agression sexuelle grave.
Un porteur du VIH reconnu coupable s’expose à une peine d’emprisonnement à perpétuité, en plus d’être enregistré comme délinquant sexuel. Vu la gravité des conséquences, le Réseau juridique canadien VIH-Sida (RJC) souhaite élaborer des lignes directrices pour encadrer le travail des procureurs de la Couronne.
«Ces cas se retrouvent devant les tribunaux parce que les procureurs décident qu’il y a lieu de poursuivre. On leur demande d’y réfléchir à deux fois», affirme l’analyste des politiques au RJC, Cécile Kazatchkine. Ce n’est pas parce que la loi l’autorise que c’est dans l’intérêt public de poursuivre une personne ayant eu une relation sexuelle protégée avant de dévoiler sa séropositivité, sans pouvoir prouver que sa charge virale était faible, soutient l’avocate.
Plusieurs aspects du droit restent également à clarifier. Le jugement de la cour ne concerne actuellement que les rapports vaginaux. Aucune règle ne définit l’application du droit pour les rapports anaux (plus à risque) ou oraux (à très faible risque).
Tant le RJC que la COCQ-Sida encouragent la divulgation du VIH et la plus grande transparence possible. Mais au-delà des oppositions juridiques à la criminalisation, les intervenants s’entendent pour dire que la décision de la Cour suprême décourage les porteurs du VIH de dévoiler leur état.
«Les gens vivent dans la peur de ne pas pouvoir se défendre, de ne pas être crus par le système de justice. Ils craignent que ça se retourne contre eux», analyse Mme Kazatchkine.
Certains pays où s’applique le common law, semblable au système canadien punissent la transmission et non l’exposition au VIH.
C’est le cas notamment de l’Angleterre et de certains États de l’Australie. «Après avoir regardé ces différents systèmes, la Cour suprême a reconnu qu’il fallait agir avec prudence, sans criminaliser à tout-va. Or, elle a décidé que, même si on portait un préservatif et si on ne transmettait pas le VIH, on pouvait être poursuivi pour agression sexuelle grave, déplore Mme Kazatchkine. C’est très contradictoire.»
Un double message de la santé publique
La criminalisation de la non-divulgation même en cas de port du condom reste un des points les plus décriés par les opposants. «Toute une génération a grandi en se faisant dire qu’il fallait porter un condom pour se protéger du sida. On est quand même étonnés d’entendre la Cour suprême nous dire que ça ne suffit pas», argue la coordonnatrice du programme Droits et VIH à la COCQ-Sida, Liz Lacharpagne.
Dans un mémoire déposé en Cour suprême, l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) précisait que le condom réduisait de 90 % à 95 % le risque de transmission du VIH. L’INSPQ s’inquiétait également des impacts négatifs de la criminalisation sur le dépistage. «La criminalisation crée des obstacles supplémentaires au recours aux services de dépistage du VIH, aux autres services de prévention et à l’obtention des soins dont ces groupes pourraient avoir besoin», peut-on lire dans le document.
L’Institut concluait que la criminalisation était «contre-productive», puisque la peur des recours judiciaires pouvait miner la relation de confiance entre les patients et les professionnels de la santé. Les dossiers médicaux ont entre autres servi d’éléments de preuve dans le cas de R. c. D.C.