Délais et seuils: un système d’immigration déconnecté de la réalité
Les politiques fédérales et provinciales en matière d’immigration seraient déconnectées des vrais besoins et de la réalité du terrain, selon plusieurs experts et organismes. Les temps de traitement des demandes de résidence permanente en seraient la principale source, car les défis d’aujourd’hui ne sont pas forcément ceux de demain.
«Il y a un décalage énorme entre ce que les experts analysent. On est toujours un ou deux ans en retard, entre l’analyse de la réalité actuelle, le diagnostic et la prise de mesures», déplore Marc Termote, démographe et auteur du rapport L’immigration et la pérennité du français au Québec pour le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI).
Le chercheur croit, comme le premier ministre du Québec, François Legault, qu’il faudrait «accorder plus de droits aux provinces» en matière de politiques migratoires. Cela permettrait, par exemple, de «favoriser des immigrants qui ont les caractéristiques qu’on leur cherche», illustre Brahim Boudarbat, économiste et spécialiste de l’intégration des immigrants au marché du travail au sein de l’Université de Montréal (UdeM).
«Il y a un décalage important entre les immigrants qu’on sélectionne aujourd’hui, mais qui n’arriveront que dans deux, trois ou quatre ans. Le marché aura évolué, peut-être avec une récession. Le marché du travail évolue rapidement, alors il faut que le système d’immigration s’adapte à ce marché en identifiant rapidement les immigrants qui pourraient occuper les postes [vacants]», explique-t-il.
Intervenante communautaire à Le Temps d’une pause, un organisme d’intégration des nouveaux arrivants, Martine Hilaire partage cet avis. «La main-d’œuvre, c’est maintenant qu’on en a besoin. Il faut changer les critères d’admission pour avoir plus de facilité à faire venir et intégrer les immigrants dans le milieu du travail», appuie-t-elle.
Des délais trop longs
Ce décalage entre la politique migratoire et les besoins du marché du travail serait selon les deux chercheurs lié aux délais pour obtenir la résidence permanente ou un permis de travail. «C’est le nœud du problème», insiste M. Boudarbat.
«Ça peut prendre beaucoup de temps et, quand l’immigrant arrive, le poste n’est plus disponible, car le besoin a changé. On dit que l’immigration doit servir en premier lieu à répondre aux besoins du marché du travail, mais il y a un besoin immédiat et les employeurs ne pourront pas attendre deux à cinq ans pour quelqu’un qui doit arriver tout de suite.»
Le traitement d’une résidence permanente pour un travailleur qualifié prend en moyenne 27 mois au fédéral, selon les chiffres d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC). En passant par le Programme des travailleurs de métiers spécialisés – qui comprend par ailleurs les métiers particulièrement populaires de la construction – le temps de traitement passe à 49 mois.
Ce chiffre ne prend pas en compte le délai d’obtention du Certificat de sélection du Québec (CSQ), indispensable pour s’installer dans la province. Pour une demande complète, il faut attendre environ six mois pour obtenir le précieux sésame.
Joints par Métro, deux professionnels de la santé français, qui forment un couple et qui ont préféré garder l’anonymat pour ne pas nuire à leur candidature, indiquent que leur CSQ est arrivé un an et demi après le dépôt de leur demande dans le portail d’immigration québécois Arrima. Une conséquence probable des ralentissements administratifs liés à la pandémie.
Des politiques trop «politiques»
L’économiste Pierre Fortin, qui conseille le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, estime que les contrôles administratifs des gouvernements et des organismes professionnels prennent trop de temps.
«La file d’immigrants temporaires qui sont en attente de résidence permanente dans la CEC et le PEQ est déjà longue. Les délais se comptent en années. D’autre part, les employeurs qui, en désespoir de cause, se tournent vers l’immigration temporaire trouvent le processus long et compliqué là aussi», explique-t-il.
Le risque, c’est que cette main-d’œuvre potentielle change ses plans. «Est-ce que les gens qui vont arriver demain pour occuper un poste en demande aujourd’hui vont vouloir rester? Beaucoup sont intéressés, et vu qu’ils sont en demande partout, ils vont ailleurs», indique Marc Termote. Son confrère Brahim Boudarbat abonde en ce sens: «Il faut les admettre rapidement s’ils remplissent les conditions» d’Ottawa et de Québec.
Mais ce dernier ne comprend pas toujours le système d’immigration. «Il n’est pas clair à la base. Personne au fédéral ne va dire comment il décide des seuils en immigration. La confusion a toujours marqué ces politiques, il y a une opacité au niveau des objectifs», croit-il. «C’est aussi ça, le problème des politiques en immigration: elles dépendent grandement du parti politique au pouvoir.»
Le chercheur est favorable à la création d’un conseil national de l’immigration, pour dépolitiser ce sujet délicat. Y seraient entre autres représentés le gouvernement, des employeurs, les municipalités, des organismes. «On mettrait en place un plan […] avec une évaluation chaque année. Sinon, à chaque changement de gouvernement, on reprend le même débat sur l’immigration», laquelle est selon lui très lente, et bien trop politisée.