Pardonnez notre susceptibilité…
La phrase paraît anodine et, quand on y pense, ce n’est pas totalement faux : «S’habiller sexy et se déhancher de manière suggestive dans une discothèque pour ensuite se plaindre des regards insistants des hommes, c’est un peu comme manger de la crème glacée dans un village éthiopien et de dire: « Coudonc ca**ce, pas moyen de manger un cornet icitte sans se faire regarder! »». Les deux images employées par l’humoriste Jean-François Mercier, l’une raciste et l’autre, au pire, hétérosexiste, semblent bêtement illustrer le dicton selon lequel il ne faut pas tenter le diable par la queue. On serait tentés, à première vue, de dire : «C’est ben vrai ça l’gros!» C’est, j’imagine, ce que se sont dit les 22 500 personnes qui ont «aimé» le statut de Jean-François Mercier.
Et pourtant.
À la suite de cette «pensée du jour», des féministes ont assailli Jean-François Mercier de critiques. On l’accuse de participer à la culture du viol et de faire du «slut shaming». Dans ce scénario maintenant trop familier, les féministes passent pour des fatigantes qui n’ont rien trouvé de mieux à faire que de castrer un pauvre innocent, présenté comme une victime sacrifiée sur l’autel de la rectitude politique. Et bien sûr, on avance que bientôt, si ça continue de même, on ne pourra plus rien dire.
Quand on accuse quelqu’un de participer à la culture du viol, il s’en trouve toujours pour dire que l’accusé, voyons donc, n’a pas encouragé personne à violer du monde. Et comme ceux qui se défendent d’y participer semblent rarement avoir fait l’exercice de s’informer sur ce en quoi consiste la culture du viol, il va falloir, encore une fois, expliquer pourquoi la pensée du jour de Jean-François Mercier est fâchante.
Une confusion règne visiblement autour du concept de culture du viol. Celle-ci ne consiste pas, bien heureusement, à «encourager le viol». Ça serait bien le comble. La culture du viol, c’est l’ensemble de pensées qui sont véhiculées dans une société donnée ou dans un groupe, qui participent à culpabiliser les victimes d’agressions sexuelles et à dédouaner les coupables, à encourager les femmes à avoir des comportements d’inhibition pour se «protéger» du viol, sans, en contrepartie, inciter les hommes à ne pas violer, par exemple, par l’entremise de cours d’éducation sexuelle.
On peut avoir une idée des conséquences de cette culture en observant des microsociétés, telles que l’armée canadienne, par exemple, où on observe un taux d’agressions sexuelles supérieur à la moyenne et où, oh surprise, la tête dirigeante a laissé échapper que «les hommes sont programmés biologiquement» pour agresser les femmes. Ces idées s’immiscent dans l’esprit et bien qu’elles ne constituent pas, évidemment, un appel au viol, elles mettent en place toutes les conditions pour qu’il se produise.
La culture du viol ne fait pas que constituer un terreau fertile pour le viol, elle limite aussi l’épanouissement des femmes et contraint considérablement leur accès à l’espace public.
Les conseils que l’on prodigue aux femmes pour qu’elles ne se fassent pas violer sont nombreux: vérifiez toujours votre verre, ne vous habillez pas trop sexy, évitez de vous promener seule le soir, buvez avec modération, évitez les taxis, etc. Le fait d’être féministes ne rend pas les femmes connes au point de faire fi de toutes ces recommandations. Le fait est que, généralement, les femmes savent déjà trop bien qu’il faut redoubler de prudence pour ne pas se faire violer.
Le corolaire de ses recommandations, c’est que si les femmes se font violer, au fond, c’est qu’elles ont manqué de prudence. Qu’elles n’ont pas respecté le code de conduite. Qu’elles ont trop bu, se sont trop déhanchées, se sont habillées trop sexy, compte tenu de la nature de l’homme qui serait de céder à ses pulsions sexuelles.
Évidemment, entre «les regards insistants des hommes» dont parle Jean-François Mercier et le viol, il y a un océan de différence. Pourtant, le corolaire est le même : si les femmes subissent le regard insistant des hommes, c’est qu’elles ont couru après. Jamais il n’est présumé qu’une femme puisse désirer être sexy pour son propre plaisir, pour celui d’une personne autre que celle qui la regarde en bavant, pour être confortable, pour éviter d’avoir chaud. Cette présomption ne s’arrête pas à la discothèque. Elle suit les femmes au gym, à l’épicerie, sur la piste cyclable, partout où le fait de porter une camisole ou un short (ou même quelque chose de zéro sexy) fait d’elles des biens de consommation parce que si elles s’habillent de la sorte, c’est qu’elles veulent être dévorées du regard. C’est quelque chose de continuel et fatigant, que peu d’hommes vivent en faisant leur jogging torse nu, en se déhanchant dans une discothèque, ou un mangeant un cornet de crème glacée.
Que Jean-François Mercier soit une bonne personne et qu’il ait de bonnes relations avec les femmes de son entourage – en dépit du fait que son personnage réduise souvent la gent féminine à des… perruches – on n’en doute pas une seconde. La phrase qu’il a écrite sur son compte Facebook n’est évidemment pas SI grave. C’est ce qu’elle est susceptible de générer qui l’est. Si tant de gens ont réagi si fortement à cette blague, ce n’est pas pour être rabat-joie, l’empêcher d’exister ou faire chier le peuple. C’est simplement que plusieurs personnes jugent que le viol, l’agression ou le harcèlement sexuel sont des problèmes suffisamment graves pour que des déclarations qui génèrent un climat de crainte pour les victimes et d’impunité pour les agresseurs ne soient pas prises à la légère.
Pardonnez notre susceptibilité. Pardonnez-nous d’être aussi fatigantes. C’est juste que les femmes continuent, jour après jour, d’être harcelées sexuellement, agressées, violées. Donc non, on trouve pas ça drôle qu’un lien soit fait si facilement entre notre inconfort d’être dévorées du regard et une boule de crème glacée quelque part dans un pays du tiers monde.